Depuis une trentaine d’années, un phénomène discret mais en expansion attire l’attention des chercheurs : la croissance du judaïsme en Afrique subsaharienne. Dans une région où l’écrasante majorité des habitants se déclarent chrétiens (56 %) ou musulmans (34 %), l’affirmation d’une identité juive semble, à première vue, relever de l’exception. Pourtant, des communautés entières – parfois qualifiées de « Juifs émergents » – s’organisent, revendiquent leur appartenance au peuple juif et cherchent à établir des liens avec Israël et le judaïsme mondial.
La diversité de ces groupes est frappante. Les Lembas du Zimbabwe et d’Afrique du Sud, par exemple, se définissent comme les descendants directs d’anciennes tribus israélites : leurs coutumes rappellent en effet des pratiques bibliques – interdiction du porc, abattage rituel, circoncision systématique. Les Igbos du Nigeria, les Danites de Côte d’Ivoire ou encore certaines communautés malgaches, avancent eux aussi des arguments linguistiques, culturels et oraux pour étayer une filiation ancienne avec Israël. À l’opposé, des communautés comme les Abayudayas d’Ouganda ou les Juifs de Kasuku au Kenya revendiquent une identité purement religieuse, issue de conversions collectives et d’un choix spirituel assumé.
Mais cette quête n’est pas seulement biologique ou religieuse : elle est aussi existentielle. Dans plusieurs pays, des individus se disent juifs par conviction intime, sans filiation et parfois sans conversion formelle, considérant leur âme comme « née juive ». Pour eux, la judéité est une réconciliation intérieure plutôt qu’une formalité institutionnelle. Cette pluralité des approches reflète un phénomène identitaire complexe, nourri autant par l’histoire africaine que par une quête contemporaine de sens.
Pour autant, ces communautés se heurtent à une difficulté majeure : la reconnaissance. Dans le judaïsme rabbinique classique, chaque courant – orthodoxe, conservateur ou réformé – applique ses propres critères. Israël lui-même pose des conditions précises pour la Loi du retour, notamment la conversion halakhique. Résultat : si les Juifs éthiopiens (Beta Israël) ont été intégrés à la société israélienne dès les années 1970-80, la majorité des « Juifs émergents » restent considérés comme extérieurs au judaïsme normatif. Certains ne sont vus que comme une « curiosité sociologique », d’autres suscitent une méfiance accrue, notamment quand ils se rapprochent du judaïsme messianique – mouvement syncrétique affirmant la messianité de Yeshoua (Jésus), que la tradition juive rejette catégoriquement comme chrétien.
Malgré cela, des ponts existent. Des organisations comme Kulanu, Be’chol Lashon ou Shavei Israel, ainsi que des personnalités telles que le rabbin Shlomo Riskin, se sont engagées depuis deux décennies à soutenir ces groupes. Aide matérielle, formation religieuse, accompagnement de conversions : autant de leviers qui permettent aux communautés d’Afrique de se relier au judaïsme mondial et de consolider leur pratique. Cette ouverture reste toutefois prudente, car chaque reconnaissance engage un enjeu symbolique : qui peut être considéré comme Juif ?
Historiquement, l’Afrique n’est pas étrangère à la judéité. De Tombouctou au Mali jusqu’aux côtes sénégambiennes, en passant par les Juifs de Loango en Afrique centrale, la présence juive fut une réalité avant l’islamisation et la colonisation. L’émergence actuelle s’inscrit donc aussi dans une mémoire ancienne, réactivée par les dynamiques identitaires africaines contemporaines. Être noir et juif n’a rien d’inédit : c’est un héritage réinvesti dans le présent.
Ce renouveau se déploie cependant dans un environnement difficile. Beaucoup de ces communautés évoluent dans des pays où la pauvreté structurelle, le poids de l’islam et la faible infrastructure religieuse compliquent l’observance quotidienne de la Torah. De plus, l’État d’Israël reste prudent : reconnaître officiellement ces groupes impliquerait des conséquences politiques, démographiques et religieuses, à un moment où la question palestinienne exacerbe déjà les tensions.
L’essor inattendu du judaïsme en Afrique subsaharienne illustre finalement deux réalités parallèles. D’un côté, l’aspiration sincère de milliers d’hommes et de femmes à renouer avec une identité qu’ils jugent ancestrale ou spirituellement nécessaire. De l’autre, les réticences d’un judaïsme institutionnel qui craint dilution et controverses. Entre les deux, se joue une bataille de légitimité et de reconnaissance, dont l’issue pourrait redessiner la carte du peuple juif au XXIe siècle.
Rédaction francophone Infos Israel News pour l’actualité israélienne
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