La police a été bien. Je sais qu’au café du commerce les commentaires sont allés bon train sur les méthodes du RAID, la longueur du siège, la brutalité de l’assaut. Et je sais qu’il s’est trouvé des enquêteurs du dimanche, des prophètes de l’après-coup, des experts autoproclamés en traque en région toulousaine, pour s’étonner que l’on n’ait pas identifié, voire neutralisé, le futur assassin avant qu’il passe à l’acte. La France étant un État de droit et la possibilité du crime n’étant un délit que dans les films de science-fiction, on ne s’attardera pas sur la seconde objection. Quant à la première, elle oublie juste que les policiers ont tout fait pour, au péril de leur propre vie, épargner celle de l’auteur des tueries et ne se sont résolus à tirer qu’en dernière extrémité, parce qu’il ne leur laissait plus le choix. Telle est la réalité. Le reste n’est que bavardage ou, parfois, irresponsabilité.

 

La classe politique a été bien. À l’exception près de Marine Le Pen, qui en a beaucoup fait sur l’air de « je vous l’avais bien dit », et de la candidate de Lutte ouvrière, qui nous a ressorti le bon vieux couplet de « l’union nationale qui fait le jeu du capital et de ses valets », les candidats ont tous, et tout de suite, trouvé le juste ton pour décréter l’état d’exception démocratique. Tragédie nationale, a dit Sarkozy. Suspendre la campagne, a enchaîné François Hollande. Et, chez l’un comme chez l’autre, la bonne mesure de ce qui ne devait pas durer, sous peine de donner à l’assassin une sorte de victoire posthume, plus que le temps d’un soupir, d’une stupeur, d’un tremblement. Mieux que des mots, ce fut un réflexe. Et c’est sur ce type de réflexes que se juge, non seulement un homme, mais un pays et sa capacité de révolte face à l’irruption de l’horreur. Grâce de l’instant. Beauté du deuil vécu en commun. Apanage des grands peuples.

 

La société civile a été bien. Ampleur de la manifestation improvisée, le soir même, dans l’émotion. Maîtres qui, le lendemain, firent respecter, presque tous, la minute de silence dans les classes. Institutions juives qui, CRIF en tête, ont su trouver, elles aussi, les mots pour dire le chagrin, la pitié, la retenue. Imams endeuillés. Intellectuels arabes fraternels. Associations dont on ne dira jamais assez (je pense à SOS-Racisme) le rôle qu’elles jouent, depuis des années, dans la vigilance antiraciste, mais aussi anti-antisémite, voire anti-les formes nouvelles (en particulier antisionistes) que prend l’antisémitisme – elles furent, aussi, au rendez-vous. Et puis le soulagement de ne pas trop entendre l’habituel lamento sur l’enfance difficile de l’assassin, le contexte des cités, le chômage pousse-au-crime, bref, l’argumentaire éternel de la nauséabonde culture de l’excuse – enfin !

 

Alors, huit jours après, où en est-on ? L’enquête, d’abord. On attend la vraie enquête, celle qui établira les soutiens dont le tueur, par-delà son frère aîné, a pu bénéficier. J’ai entendu, comme tout le monde, les policiers répéter, en boucle, qu’il s’agissait d’un acte « isolé », ne s’inscrivant dans aucun « réseau » et procédant d’un individu « auto-radicalisé ». Hum… Autant je salue leur efficacité dans la neutralisation du criminel, autant je trouve légère, pour le coup, cette assurance. Et la vérité c’est qu’il y a, au minimum, un malentendu sur le mot. Si, par réseau, on entend appartenance « officielle » à Al-Qaeda, ou « franchise » al-qaidiste en bonne et due forme, évidemment qu’il n’y a pas de réseau. Mais réseau au sens nouveau, réseau au sens que le mot a pris depuis la mort de Ben Laden, réseau au sens mi-politique mi-mafieux qui s’attache désormais au djihadisme, bien sûr qu’il en fallait un pour qu’un homme apparemment sans ressources puisse se procurer des armes de guerre, apprendre à s’en servir, disposer de plusieurs appartements – sans même parler de ces zones tribales pakistanaises que je connais un peu et où je puis assurer qu’il est difficile, quand on s’entraîne au terrorisme, de se faire passer pour un touriste…

 

Et puis la deuxième tâche qui nous incombe est de penser la chose. Pas excuser, penser. Et, pour penser, conjurer le double effet pervers qu’aurait, si elle durait au-delà du raisonnable, la belle sidération des premières heures. On a dit : cet homme était un monstre, une pure aberration, toute ressemblance avec ce que j’appelais, la semaine passée, la parole infâme serait fortuite et non avenue ; c’est vrai ; mais c’est, pour partie, faux ; car le crime étant, comme le suicide selon Durkheim, un « fait social total », on ne fera pas l’économie d’un repérage prudent mais serré de tout ce qui, sur le Net par exemple, ou dans les parages du Front national, contribue, depuis des années, à créer, dans notre pays, un climat putride – propice, même si c’est dans d’autres langues politiques, à la formulation du pire. On dit : pas d’amalgame ! l’islamisme n’est pas l’islam ! et ce voyou sans cervelle n’était probablement même pas islamiste ! c’est, encore, vrai ; absolument, vitalement, vrai ; sauf qu’à en rester là on finirait par perdre de vue l’autre vérité, symptomatique, d’un drame de ce genre ; symptôme de quoi ? de ce que de bons auteurs, tel Abdelwahab Meddeb, appellent la « maladie de l’islam » et qu’on devra bien, un jour, avec prudence encore, se résoudre à traiter sans langue de bois. La France et l’islam… Mieux : « l’idéologie française » et ce qu’il faudrait pouvoir appeler « l’idéologie islamiste ». C’est, pour tous, le plus inaudible. Mais c’est, pourtant, le fond des choses – le double contexte de cette tragédie.