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DĂšs son dĂ©but, lâHistoire conçue par lâHomme place lâHumanitĂ© sous le signe de la violence. La lecture du chapitre 4 de la GenĂšse est totalement ahurissante, mais tout aussi dramatique, Ă©mouvante pour nous qui avons la nette impression de vivre encore et toujours dans ce mĂȘme temps.
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Nous sommes nous-mĂȘmes CaĂŻn et Abel, car beaucoup dâinhumanitĂ© vibre parmi et autour de nous. Nos deux premiers ĂȘtres humains sont lâun prĂšs de lâautre parce quâils sont frĂšres, et soudain lâun se dresse contre lâautre et le tue. Disons-le sans crainte, ce que lâhomme invente dans ce chapitre, câest la mort. Certes, D.ieu avait-il prĂ©venu Adam et Ăve: «Vous mourrez», toutefois cela paraissait comme un risque virtuel. Tant que tout demeurait dans le Temps divin, il y avait cette menace intimidante pour lâHumanitĂ©, mais nul nâĂ©tait mort encore.
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Adam et Eve, malgrĂ© leur faute nâavaient pas pĂ©ri, le serpent mĂȘme Ă©tait encore et toujours prĂ©sent. Dans cette aventure, bien que les humains soient propriĂ©taires de leur propre histoire et capables de crĂ©er, ce quâils engendrent principalement, câest la mort. Abel est le premier homme qui trĂ©passe, et son dĂ©cĂšs ne survient pas dans lâordre naturel des choses. La mise en garde divine dâune possible mort ne va pas sâaccomplir au cours dâune primitive ruine physique de lâhomme, il y aurait peut-ĂȘtre alors un sentiment de satisfaction dâaccomplissement qui nous amĂšnerait Ă inviter la mort dans certaines circonstances. Non, Abel nâa pas voulu mourir, il voulait vivre, mais son frĂšre CaĂŻn lâa assassinĂ©.
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Un rĂ©cital dâinhumanitĂ©s, mais aussi une sĂ©rĂ©nade dâĂ©checs.
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Dans cette chronique humaine profanĂ©e et gĂ©nĂ©rĂ©e par lâhomme, serait-il possible de vivre uniquement contraint par les normes de violence ? En vĂ©ritĂ© ces hommes crĂ©ent aussi : en premier lieu le dĂ©vouement, puis la culture, la civilisation dans toute lâĂ©tendue du terme, CaĂŻn bĂątira une citĂ©, les descendants de CaĂŻn concevront lâagriculture comme un art, composeront la musique, imagineront aussi lâart de forger le fer. Lâensemble de ces activitĂ©s restent les fruits de lâhomme, toutefois ils demeurent encore empreints dâune charge plus que nĂ©gative car, fourvoyĂ©s dans les mĂ©andres de relations inhumaines, lĂ sera lâĂ©chec, lĂ tout devra disparaĂźtre englouti par le DĂ©luge. Quâimporte votre peine si elle se termine dans la violence, quâimportent vos efforts justifiĂ©s ou non, tout sera blĂąmĂ© et vouĂ© au dĂ©sastre.
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Inhumanité, deuil, malheurs : voici les sujets de la tragédie.
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Qui sont les personnages acteurs de ce conflit, qui encouragent un pareil agrégat de catastrophes ?
Qui sont Abel et CaĂŻn?
Que symbolisent-ils pour que leur conduite soit autant pénétrée par les marques de la honte ?
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Lâopinion exprimĂ©e par les Textes talmudiques et pareillement par les ExĂ©gĂštes juifs du Moyen Age est dâune certaine maniĂšre plus Ă©lĂ©mentaire et plus sĂ©rieuse. Ce qui sâoppose ici en CaĂŻn et Abel, ce sont les frĂšres ; ils nous rĂ©vĂšlent un nouvel ordre, une lutte fratricide. Lâhomme devient lâadversaire de lâhomme, justement parce que tout homme est frĂšre de lâautre. Au sein de la fraternitĂ© existent non seulement la formidable sollicitation de lâhomme, les circonstances avec lesquelles il peut et doit indubitablement se raconter, mais encore les raisons de ses dĂ©boires. CaĂŻn et Abel sont arrivĂ©s lâun Ă la suite de lâautre, la nature les dissocia pour un temps, juste lâessentiel pour une cĂ©leste diversitĂ©, mais si cĂ©leste quâils se retrouvĂšrent cĂŽte Ă cĂŽte, tendrement, pour un devenir de fraternitĂ©. Au sein de ce concept vibre intensĂ©ment le problĂšme de lâhomme, câest lĂ que le bĂąt blesse.
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De prime abord le silence dâAbel reste Ă©trange, nul propos de sa part, il ne nous laisse aucun tĂ©moignage ; quant Ă CaĂŻn, il se trouve ĂȘtre bien plus prolixe. Ce non dialogue entre frĂšres est un dialogue de sourds, le dialogue fatal, câest lâimpossible rencontre qui forcement sâachĂšvera dans la violence. Lâun des frĂšres ne fait quâouĂŻr, ne pipe mot, fatalement lâautre monopolise totalement le verbe, et fatalement tout rapport devient impossible. Le fraternel sâest fondu dans le silence de lâĂȘtre-muet, il nous reste lâhomme seul et isolĂ©. Les sages interprĂštent aussi les consĂ©quences mentales qui transformeront si dramatiquement les hommes en souffre-douleurs, de mal en pis dans les relations entre individus, dans les relations entre peuples. Il sâagit lĂ dâune difficultĂ© de rapport probable ou improbable entre lâindividu totalement instruit du Projet Divin et qui, de ce fait, dĂ©serte ce monde, et lâautre qui, Ă lâopposĂ©, sâabandonne pleinement Ă la matiĂšre et Ă son «bien dâavoir», il se refuse Ă tout au-delĂ .
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A premiĂšre vue, la rencontre semble possible, malgrĂ© les difficultĂ©s Ă©videntes, inhĂ©rentes aux positions extrĂȘmes des uns et des autres. La volontĂ© de vivre ensemble, au mieux dâune rĂ©elle union fraternelle, dâune existence fraternelle, ne sâaccomplira que dans la mesure oĂč, conjointement tout un chacun des frĂšres consentira Ă devenir tout Ă la fois celui de lâici-lĂ et celui de lâau-delĂ . Ensemble il nous faudra parvenir Ă cette part de vie immanente et transcendante, une portion du devenir immĂ©diat et une portion du devenir transcendant. LâimpossibilitĂ© pour lâĂȘtre fraternel dâaccepter une quelconque sĂ©paration entre lâun et lâautre, lâentraĂźne vers une sublime aspiration en quĂȘte des traits dâunion. Lâexistence fraternelle nâest que gĂ©nĂ©reuse, elle ne peut ĂȘtre que celle qui octroie Ă lâautre tout ce quâelle possĂšde. Chacun sachant se bonifier et se perpĂ©tuer dans la pleine cohĂ©rence qui enveloppe tout autant mon propre moi; mon espace peut et doit alors ĂȘtre aussi celui de mon frĂšre, câest Ă ces seules exigences que rĂ©pond le concept de fraternitĂ©. Nous voilĂ frĂšres, sans aucune ligne de dĂ©marcation et peu importe nos desseins mĂȘme pacifiques.
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Levinas remarque que chacun est responsable dâautrui avant mĂȘme dâavoir choisi de lâĂȘtre. Sâappuyant sur la question de CaĂŻn : âSuis-je gardien de mon frĂšre ?â Levinas y voit la rĂ©vĂ©lation dâune responsabilitĂ© que CaĂŻn nâa pas choisie. Il est frĂšre dâAbel, par son origine. Pour Levinas «autrui» ramĂšne nĂ©cessairement Ă la responsabilitĂ© Ă©thique. « Il y a relation Ă©thique quand lâautre nâest ni moyen, ni outil, ni caution, ni faire-valoir, mais quâil dĂ©borde le projet dâassimilation (phagocytage), quand lâautre nâest pas enfermĂ© dans la sphĂšre du mĂȘme (quâil refuse la conformitĂ© Ă un stĂ©rĂ©otype culturel, par exemple), quâil se laisse dĂ©couvrir comme appel, comme exigence Ă©thique qui nous met en demeure de rĂ©pondre Ă la question: âQuâas-tu fait de ton frĂšre ?â
RĂ©daction francophone Infos Israel News pour lâactualitĂ© israĂ©lienne
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