Pourquoi le public haredi évite-t-il de traiter de la mémoire de la Shoah, et cela est-il lié à la dimension étatique ? Dans une interview approfondie à l’occasion de Yom HaShoah, le rav Eliezer Steinberger, directeur de la yeshiva Nishmat HaTorah, qui a dirigé un voyage avec ses élèves dans les camps d’extermination, explique le bouleversement qu’il a vécu après avoir crié avec eux Shema Yisrael à Treblinka et dans la Forêt des enfants. Il partage sa manière de faire face aux interrogations de foi, aux douleurs émotionnelles, et nous offre un témoignage poignant tiré du voyage.

Pendant la sirène, beaucoup de Haredim disent « ça ne nous concerne pas », que c’est « leur affaire ». Pourtant, le rav Eliezer Steinberger, directeur de la yeshiva Nishmat HaTorah dirige un voyage dans les camps avec 150 élèves. Pourquoi fait il cela ?

Rav : Le réseau Netzah apporte un message : la Shoah nous appartient à tous — nos grands-parents y étaient. Lors de ce voyage de huit jours avec 150 élèves, en coopération avec le ministère de l’Éducation et la ville de Jérusalem, j’ai dit en ouverture : comme deux personnes liées par une relation douloureuse mais silencieuse, cela complique leur lien. La Shoah est une douleur dans notre relation avec le Saint Béni Soit-Il. Ce n’est pas sain de laisser cela fermé. Nous avons amené les élèves pour ouvrir ce dossier — et cela a fonctionné, grâce à Dieu.

Q : Pourquoi alors le public haredi s’est-il historiquement éloigné de ce sujet ?

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Rav : C’est un sujet douloureux, avec de nombreuses questions. On a eu l’impression que la Shoah avait été récupérée par l’État, qu’elle ne nous appartenait plus. Comme avec le Tanakh récupéré par les Lumières, on s’en est détourné. Mais ce n’est pas juste d’abandonner ce qui est à nous.

Q : Il y a aussi l’idée dans le public général que la création de l’État est née de la Shoah — ce qui ne cadre pas avec la vision haredi…

Rav : Exact. Mais dans notre voyage, nous avons voulu parler de cette douleur. À Treblinka, dans la Forêt des enfants — juste avant Shabbat — la souffrance est vive. Le Shabbat, nous avons parlé de brisure et de réparation, de foi et de responsabilité. Chaque soir, des cercles d’échange émotionnels ont permis aux élèves d’exprimer leur douleur.

Q : Cela renforce aussi la relation entre les rabbanim et les élèves, en abordant ensemble des questions existentielles.

Rav : Tout à fait. Ce n’est pas juste un lien basé sur l’étude. Ici, les rabbanim partagent un espace émotionnel avec les jeunes, et cela crée un lien nouveau et profond.

Q : Intégrez-vous aussi le 7 octobre à ce récit ?

Rav : Bien sûr. Nous avons parlé du sacrifice de soi, comme durant la Shoah. Des histoires de captifs qui ont gardé Pessa’h, qui ont fait le kiddoush en captivité. On croyait que ces récits appartenaient au passé — mais le Saint Béni Soit-Il nous montre que cette force existe encore aujourd’hui.

Q : Comment les élèves réagissent-ils à cette douleur ? Certains regrettent-ils ce voyage émotionnel ?

Rav : Les voyages publics incluent des préparations psychologiques et des temps de traitement, contrairement aux voyages privés. Nous avions peur de réactions extrêmes, mais au contraire, il y a eu beaucoup de douleur, mais encadrée. À la Forêt des enfants, j’ai raconté l’histoire du rav de Ponevezh criant Shema Yisrael en reconnaissant des enfants juifs dans un monastère. Un élève a dit qu’il avait compris la profondeur du Shema, le même qui fut crié dans les chambres à gaz, et aussi le 7 octobre. Il s’est engagé à ne plus jamais manquer le Shema. Ce voyage lie leur présent de bnei yeshiva à notre passé.

Q : Il y a des critiques sur certains groupes mal encadrés, ou sur les coûts élevés de ces voyages…

Rav : C’est un premier voyage organisé par un réseau haredi, avec le soutien du ministère de l’Éducation et de la ville. Le rav Bombach s’est assuré qu’aucun élève ne soit exclu pour des raisons financières. C’est un programme exigeant — départ à 6h, journées de 10 à 12 heures. Certains ont trouvé cela difficile, mais la préparation a fait la différence. Le grand avantage d’un réseau structuré, c’est qu’on peut mieux encadrer les jeunes.