« Nous revenons aux jours du rationnement » : c’est par ces mots qu’un internaute israélien résumait la frustration grandissante face à la pénurie de lait qui frappe actuellement le pays. Depuis plusieurs semaines, les rayons des supermarchés se vident rapidement et de nombreuses enseignes ont commencé à limiter le nombre de bouteilles vendues par client. La situation, inédite depuis des décennies, a provoqué une vague d’indignation sur les réseaux sociaux, où des milliers de citoyens accusent les autorités et les industriels d’abandonner les consommateurs au profit de considérations politiques et financières.
Le manque de lait n’est pas anecdotique. Produit de première nécessité, il incarne dans l’imaginaire collectif la promesse biblique d’une « terre où coulent le lait et le miel ». Voir ce symbole national manquer sur les étals a donc une dimension émotionnelle forte. Dans plusieurs supermarchés de Tel-Aviv, Jérusalem ou Beer-Sheva, les clients se pressent dès l’ouverture pour obtenir les quelques cartons disponibles. « On nous limite à deux litres par personne, comme si nous étions revenus dans les années 1950 », s’insurge une mère de famille citée par la presse locale.
Au-delà des désagréments quotidiens, la colère grandit autour d’une accusation récurrente : une partie du lait serait détournée vers Gaza dans le cadre des convois humanitaires autorisés par Israël. « Sur nous, on fait des économies, et aux Gazaouis on envoie tout », écrit un utilisateur sur Facebook, repris par des centaines de commentaires similaires. Une autre réaction, ironique, souligne : « Des impôts comme en Suède, des infrastructures comme à Gaza. Magnifique ! » Ces témoignages traduisent une défiance profonde vis-à-vis des décisions du gouvernement et des autorités de régulation.
Du côté officiel, le ministère de l’Agriculture tente de calmer les esprits en expliquant que la pénurie résulte d’une combinaison de facteurs : une baisse de production laitière liée à la chaleur estivale, des coûts de transport en hausse et des tensions dans la filière de distribution. Les syndicats d’éleveurs, de leur côté, rappellent que les quotas de production fixés par l’État n’ont pas été révisés depuis plusieurs années, malgré l’augmentation démographique. « Nous produisons autant qu’avant, mais la demande a explosé. Le système est à bout de souffle », alerte un producteur du Néguev.
Cependant, pour une grande partie de l’opinion publique, ces explications ne suffisent pas. La comparaison avec les « jours de Tsena » – le rationnement des années 1950, période où Israël devait contrôler strictement sa consommation alimentaire – revient dans de nombreux commentaires. Cette mémoire historique, encore vive, nourrit le sentiment d’un retour en arrière intolérable dans une société moderne et prospère.
À cela s’ajoute un soupçon de manipulation économique. Plusieurs internautes estiment que la pénurie actuelle est orchestrée afin de préparer une hausse des prix. « Ils nous affament pour justifier une augmentation », accuse un habitant de Haïfa. Le prix du litre de lait réglementé, gelé depuis 2022, est en effet régulièrement contesté par les industriels, qui affirment que leurs marges s’effondrent. Pour beaucoup, la crise actuelle pourrait bien être utilisée comme prétexte pour imposer une révision tarifaire.
Cette situation révèle aussi une fracture politique et sociale. Dans un contexte où la population israélienne supporte déjà un lourd effort de guerre, voir des produits de base manquer provoque une exaspération immédiate. Le contraste avec les images de convois humanitaires vers Gaza accentue encore ce ressentiment. « L’ennemi reçoit de la nourriture, et nous, citoyens israéliens, nous faisons la queue pour du lait », dénonce un éditorial de Infos-Israel.News.
Sur le plan international, la question des convois humanitaires est déjà source de vives tensions. Alors que les pays occidentaux font pression sur Israël pour faciliter l’acheminement de denrées vers Gaza, une partie de la société israélienne vit cette exigence comme une injustice : celle de devoir subvenir aux besoins d’une population hostile, alors que ses propres citoyens peinent à remplir leur réfrigérateur. Cette perception renforce le sentiment d’un double standard et d’un isolement croissant d’Israël dans l’opinion mondiale.
En arrière-plan, se pose aussi la question de la souveraineté alimentaire d’Israël. Depuis plusieurs années, des experts alertent sur la dépendance croissante aux importations pour certains produits agricoles. Le lait, longtemps pilier de l’économie rurale, ne fait pas exception. Si la crise actuelle devait se prolonger, elle pourrait relancer le débat sur la nécessité de renforcer la production locale et de sécuriser les chaînes d’approvisionnement.
En conclusion, la pénurie de lait dépasse de loin le simple désagrément domestique. Elle cristallise des frustrations profondes : défiance envers l’État, rancœur face aux aides envoyées à Gaza, colère contre les industriels soupçonnés de manipuler les prix. Elle révèle aussi combien la société israélienne est à fleur de peau, marquée par la guerre et par un climat d’incertitude économique. Plus qu’une crise passagère, cette affaire du lait risque de devenir le symbole d’un malaise plus large, où chaque pénurie se transforme en affront politique et en bataille identitaire.
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