Peut-on imaginer une Histoire des hommes sans le soulèvement du Ghetto de Varsovie?

Dans une Histoire où tous les Juifs seraient morts passivement serions-nous prêts à ne plus pleurer leur perte, à ne plus commémorer leur mémoire?

Est-il permis de juger des millions de victimes innocentes?

Êtes-vous en mesure d’affirmer ce que vous auriez fait dans la même situation? Même si l’on se croit capable de rentrer en résistance immédiatement, de pouvoir se procurer un fusil, de poser des mines et de causer des pertes à l’ennemi, tout cela ne fait pas de moi l’unique dignitaire de la mémoire publique. À D.ieu ne plaise.

Cette attitude soulève une autre interrogation: comment définir le courage ? Nos sages y répondent clairement: «Qui est ce courageux? Celui qui triomphera de ses penchants» (Pirke Avot 4:1).

Ces célèbres propos remettent en question les conformismes d’idées reçues et veulent offrir un point de vue plus philosophique et plus moral quant à leurs définitions.

«Qui est sage? – Non point celui qui amasse quantités de connaissances, mais – celui qui apprend de chaque Un».

«Qui est riche?» – Non point celui qui accumule les avoirs, mais plutôt – «celui qui se satisfait de sa possession.»

 

Le concept de l’héroïsme apparaît donc dans le même contexte: un héros n’est pas seulement l’homme capable de se conduire avec bravoure sur le champ de bataille. Bien plus dirait-on, il est cet être averti, entraîné à la maîtrise de ses propres tentations.

Le but de notre enseignement n’est pas de minimiser l’importance des actions sur le seul terrain physique, il s’agit aussi de faire valoir, ici même, l’autre forme de bataille, celle de l’être au quotidien. La conscience populaire ne conçoit qu’un seul et unique héros et cela est insuffisant.

La Mishna parle des pulsions et de l’aspiration au contrôle de soi. En fait, elle témoigne de l’existence d’un tout autre type d’héroïsme allant bien au-delà du simple entendement.

Cette forme d’héroïsme trouve sa pleine et entière expression lors de l’Holocauste, elle se manifeste dans la capacité de l’être-humain à préserver une image divine sur le visage humain.

La capacité de survivre moralement, spirituellement et même de réussir à se surpasser au sein de la fournaise ardente elle-même – cela est héroïque. Héroïsme empli de fidélité, de vérité et de confiance quant aux vraies valeurs, une bataille insupportable face à un désespoir et une résignation bien compréhensible.

L’idéologie nazie exigeait de ses sbires une totale détermination et abnégation, la solution finale de la question juive devait être conduite d’abord au travers une déshumanisation du soit-disant «Peuple élu».

Ainsi les cérémonies voulues par l’État d’Israël portent toujours la marque indélébile de la préservation de l’image humainement divine à l’ombre de la mort.

Six personnes sont choisies, chaque année, pour allumer les six torches du souvenir. Leurs vécus dramatiques, durant cette période, frappent et émeuvent profondément les esprits de toute la Nation renaissante. Ils prouvent, ô combien, ces hommes et ces femmes ont tenu et réussi à préserver un tant soit peu leur dignité face à l’adversité du mal absolu.

Dans la nuit et le brouillard d’une époque où l’égoïsme était naturellement dominant, ils ont manifesté un altruisme étonnant et prodigué leur sollicitude sans borne à tout autre.

Ces hauts faits, valeureux, motivent notre reconnaissance au vu et su de comportements redonnant ces lettres de noblesse au sacrifice d’Israël.

Ce message apparaît également dans un verset des «Proverbes»: «Qui résiste à la colère l’emporte sur le héros, qui domine ses passions l’emporte sur le conquérant» (Mishlei 16:32 ). L’homme capable de retenue, propre à la patience, est, lui, un grand héros, celui qui gère ses états d’âme et de conscience détient plus de pouvoir que celui qui soumet l’ennemi. À ce moment de notre réflexion, on comprend plus aisément qu’il ne soit guère nécessaire, pour justifier notre deuil et le souvenir, du seul courage de la force physique.

L’héroïsme absolu existait là-bas!

Il demeure une lumière pour toutes les générations et illumine le terrible obscurantisme de cette période.

Primo Levi et Hermann Langbein nous renvoient dans leurs ouvrages au parcours de leur déportation. Ils traitent des exigences qui permettaient la survivance au camp et la résistance à l’idéologie nazie:

– pour Primo Levi, les déportés qui ont survécu à l’univers concentrationnaire sont certainement les plus forts physiquement et moralement. Bien que la «chance» se soit trouvée sur leur chemin, ils ont, malgré tout, dû apprendre à s’adapter et dénicher les moyens de survivre.

Car celui qui s’abandonnait totalement à l’oppression morale et corporelle, devenait nécessairement un squelette, ombre de lui-même, en décomposition vers les cendres et la poussière.

– Hermann Langbein insiste sur l’énergie et la puissance d’Humanité qui émane entre les déportés, à l’intérieur même du système concentrationnaire. Il fait valoir en outre la résistance à la brutalité des modalités du néant et de plus à l’idéologie nazie. «Dans ce monde fermé, régi par un esprit inhumain, tous les freins naturels des instincts mauvais n’ont pas été emportés par le torrent de l’avilissement. Même là, des hommes livrés sans défense à une puissance apparemment invincible ont trouvé la force de lui résister. … Même dans cette situation limite, l’humanité est plus forte que l’inhumanité».

La Résistance, et l’opposition dans les camps en particulier, a de ce fait défendu la primauté des hommes, c’est cette valeur qui sera au centre du procès de Nuremberg. À ce moment, des hommes, les nazis, sont condamnés pour crimes contre l’Humanité. Pour la première fois dans l’Histoire, une guerre se termine sans conquêtes territoriales, sans dédommagements mais par la proclamation des valeurs humanistes.

Nous ne pouvons pas comprendre la logique du mal dans le monde, et nous ne devrions pas perdre notre temps et nos efforts à essayer de l’expliquer. Trouver des raisons au mal est philosophiquement et religieusement improductif, et parfois nuisible. Cependant, nous pouvons et nous devons étudier les circonstances entourant les événements historiques, non pour justifier les événements, mais tenter de comprendre leurs soudaines survenues.

«Souviens-toi des jours antiques, médite les annales de chaque siècle; interroge ton père, il te l’apprendra, tes vieillards, ils te le diront! » (Devarim 32,7)

Est-il possible d’être après la Shoah?

Ces pénibles interrogations, réitérées plus d’une fois, obsèdent l’écrit et la raison des modernes. Elles s’introduisent auprès des nombreux traités de religion et de pensée concernant le mal, depuis Augustin jusqu’à Kant, et dans la seconde partie de xxème siècle chez Jankelevitch, Ricœur, Fackenheim et Lévinas.

Augustin tentant d’enraciner les assises de la théologie chrétienne, reconnaît la genèse du mal dans l’autonomie accordée aux créatures et identifie la tourmente des hommes comme une juste Peine divine.

Leibnitz examinant les affirmations d’Augustin perçoit la souffrance comme une exigence, un élément médian du projet divin pour parvenir au mieux. L’imperfection du monde et son inéluctable dégradation naturelle sont pour Leibnitz les sources du mal tant psychique que physique.

Kant s’éloigne quant à lui de cette théodicée et témoigne avec force de la pleine autonomie humaine, l’homme est entièrement responsable de ses actes, aucune fatalité.

Pour Paul Ricœur, le mal absolu se présente comme la corruption du bien, le mal serait l’envers du décor, le retournement de la volonté bonne en mauvaise volonté.

Je pense que nous avons la responsabilité de l’histoire et la tâche de continuer ce qu’ils ont commencé, de porter leurs efforts vers des lendemains plus heureux.

Je pense très sincèrement et surtout vivement à l’obligation non seulement de préserver le monde et les valeurs de ceux qui ont été assassinés, mais aussi de les entérinés, de les déployer davantage.

Nous sommes les messagers, émissaires de l’Homme et émissaires de D.ieu, nous sommes les garants de cette diffusion des idéaux divins.

Nous sommes seuls responsables de la Nation des Hébreux, seuls à veiller au nom d’Israël qui jamais ne s’efface et ne s’oublie.

Chacun véritable Hébreu doit ressentir ce sentiment d’implication au sein de son peuple. Nous tous, ici présent aujourd’hui, sur notre Terre ancestrale, sommes des survivants.

Au-delà de notre devoir moral à poursuivre la mission des victimes, le seul fait d’avoir survécu et de pouvoir renaître sur notre terre, nous impose un devoir de gratitude. Manoach dit à sa femme: «Nous allons mourir, car nous avons vu D.ieu». Mais sa femme lui répartit: «Si l’Éternel avait voulu nous faire mourir, Il n’aurait pas accepté de notre part holocauste et oblation; Il ne nous aurait pas montré tous ces prodiges, ni fait à cette heure une telle prédiction». (Shoftim 13:22-23 ) Le fait que D.ieu ait sauvé Manoach et sa femme, leur mission s’imposait!

Lorsque nous commémorons «Yom ha – Shoah ve -ha- Guévoura », nous devrions nous souvenir, bien sûr, de la bravoure physique si manifeste en ce temps-là, mais aussi ne jamais oublier de commémorer l’héroïsme spirituel et moral de cette dramatique période. Faire œuvre de mémoire pour des personnes qui, en dépit d’être persécutées et opprimées, ont su préserver et maintenir la flamme de leur foi et l’Etincelle divine de leur Humanité.

«Là où il n’y a pas d’Homme, efforce-toi d’en être un» (Pirké Avot 2, 6)

Cet enseignement de la Mishna interpelle chacun de nous, il invite l’Homme à ne jamais laisser l’Humanité disparaître.

Célébrer ce jour du souvenir de la Shoah, c’est vouloir commémorer ce que fut ce génocide du genre «Juif» de l’Humain. C’est pareillement vouloir évoquer le souvenir de toutes celles et de tous ceux qui, par leur manière d’être, leurs paroles, leur ténacité protégèrent ou rétablirent la lueur du Divin sur le visage humain.

La dignité au sein même de l’abîme, envers et contre tous les aléas de la tragédie, porta Israël au firmament de sa résurrection et offrit à l’Humanité l’espérance d’un nouveau souffle.