La question juive dans la politique française

Dans le premier acte de PriĂšre pour la RĂ©publique française, la piĂšce de Joshua Harmon de 2024 sur une famille juive française qui lutte pour dĂ©cider si elle veut rester en France, le fils Daniel, qui porte une kippa en public malgrĂ© les supplications de sa mĂšre, rentre Ă  la maison avec la tĂȘte et le visage ensanglantĂ©s. « Qui lui a fait ça? » sa mĂšre pleure. « Qui pensez-vous? » rĂ©pond le pĂšre.

Le public comprend que les assaillants sont des Français musulmans ou des migrants musulmans, mĂȘme si cela reste inexprimĂ©. Au troisiĂšme acte, la famille dĂ©cide de quitter la France pour IsraĂ«l. Mais en fin de compte, le facteur le plus important dans cette dĂ©cision douloureuse n’est pas la menace rĂ©elle de violence islamiste qui a dĂ©clenchĂ© le drame. Il s’agit de la menace, insistante mais tout Ă  fait hypothĂ©tique, d’une victoire de Marine Le Pen et de son parti de droite, le Rassemblement national, aux prochaines Ă©lections. La famille Benhamou est donc incitĂ©e Ă  s’interroger sur son avenir en France en raison du danger que reprĂ©sente la population immigrĂ©e musulmane du pays – et finit par partir parce que le parti politique qui promet de rĂ©duire l’immigration musulmane en France pourrait gagner. Harmon met la main Ă  la pĂąte dans une scĂšne involontairement drĂŽle, lorsque la famille refuse d’envisager d’émigrer aux États-Unis, non pas parce qu’elle est française, mais Ă  cause de la menace encore plus grave que reprĂ©sente Donald Trump pour la sĂ©curitĂ© des Juifs.

Personne ne pourrait confondre Prayer avec une piĂšce française, Ă©tant donnĂ© la confusion typiquement amĂ©ricaine qui l’habite. Mais dans la peine qu’il faut pour Ă©viter Ă  tout prix de paraĂźtre islamophobe et chercher refuge dans la menace plus confortable de la haine des Juifs de droite (rappelez-vous les nazis !), cela reflĂšte un piĂšge intellectuel qui a pris au piĂšge la gauche en France alors que autant que son homologue aux États-Unis. C’est pourquoi, lorsque j’ai vu la piĂšce Ă  Broadway en janvier, j’ai pensĂ©, comme souvent depuis le 7 octobre, Ă  Manuel Valls.

Premier ministre socialiste français de mars 2014 Ă  dĂ©cembre 2016, Valls peut lĂ©gitimement prĂ©tendre ĂȘtre l’homme qui a fait plus que tout autre pour maintenir l’unitĂ© de la France pendant sa plus grande crise depuis un demi-siĂšcle. Au cours d’une vague d’incidents terroristes anti-juifs en 2014, et de la vague terroriste encore plus meurtriĂšre pour l’égalitĂ© des chances qui a suivi en 2015-2016 – notamment les meurtres Ă  Charlie Hebdo et au marchĂ© casher Hypercacher Ă  Paris, le massacre du Bataclan et les massacres de masse Ă  Nice le 14 juillet – la France Ă©tait dĂ©chirĂ©e par des dĂ©bats sur le meurtre et la signification de la terreur musulmane, sans parler de la capacitĂ© fondamentale de l’État Ă  protĂ©ger ses citoyens. Les rĂ©seaux conservateurs musulmans et islamistes en France ont-ils eu une influence dĂ©cisive sur les assassins, ou Ă©taient-ils tous des « loups solitaires » ?

Était-ce une coĂŻncidence si le Bataclan appartenait Ă  deux frĂšres juifs et que Charlie Hebdo Ă©tait considĂ©rĂ© comme Ă©tant « contrĂŽlĂ© par les sionistes » ? Dans quelle mesure les actions militaires israĂ©liennes Ă  Gaza Ă  l’époque pourraient-elles ĂȘtre imputĂ©es Ă  l’effusion de sang en France ?

Valls, membre du Parti socialiste depuis 1980, n’en veut pas. Il n’a pas seulement dirigĂ© une vague de lois visant Ă  Ă©tendre les capacitĂ©s de surveillance et de renseignement antiterroristes, les restrictions de voyage, la surveillance et la dĂ©tention, ainsi que les mesures d’urgence telles que les assignations Ă  rĂ©sidence, les perquisitions et les saisies, et Ă  renforcer la sĂ©curitĂ© des Ă©coles, des entreprises et des synagogues juives. Alors que les cris de Juif, la France n’est pas Ă  toi (« Juif, la France n’est pas Ă  toi »), « Juifs, hors de France » et « l’histoire des chambres Ă  gaz, c’est des conneries », ont Ă©tĂ© entendus tout au long d’une « JournĂ©e de la rage » Ă  Paris, avec un bal des sorciĂšres rassemblant des dizaines de milliers de militants d’extrĂȘme droite, anti-avortement, royalistes et salafistes exĂ©cutant la « quenelle » (un salut nazi inversĂ© popularisĂ© par le comĂ©dien antisĂ©mite soutenu par l’Iran DieudonnĂ© M’ bala M’bala), Valls a Ă©galement prononcĂ© une sĂ©rie de discours et d’entretiens sobres, non dĂ©magogiques, parfois churchilliens, liant la sĂ©curitĂ© de la communautĂ© juive française Ă  la survie de la Ve RĂ©publique elle-mĂȘme.

« L’antisĂ©mitisme, cette vieille maladie europĂ©enne », a dĂ©clarĂ© Valls dans un discours prononcĂ© aprĂšs la JournĂ©e de la colĂšre, « a pris une nouvelle forme. Elle se propage sur Internet, dans nos quartiers populaires, auprĂšs d’une jeunesse qui a perdu ses repĂšres, qui n’a aucune conscience de l’histoire et qui se cache derriĂšre un faux antisionisme.» « Il est lĂ©gitime de critiquer la politique d’IsraĂ«l. Cette critique existe en IsraĂ«l mĂȘme », a expliquĂ© Valls dans une interview ultĂ©rieure. « Mais ce n’est pas de cela dont on parle en France. Il s’agit d’une critique radicale de l’existence mĂȘme d’IsraĂ«l, qui est antisĂ©mite. Il existe un lien incontestable entre l’antisionisme et l’antisĂ©mitisme. DerriĂšre l’antisionisme se cache l’antisĂ©mitisme.

« Le choix a Ă©tĂ© fait par la RĂ©volution française en 1789 de reconnaĂźtre les Juifs comme citoyens Ă  part entiĂšre », explique Valls, passionnĂ©. « Pour comprendre l’idĂ©e de rĂ©publique, il faut comprendre le rĂŽle central jouĂ© par l’émancipation des Juifs. C’est un principe fondateur.

L’ancien Premier ministre, nĂ© Ă  Barcelone, a dĂ©clarĂ© Ă  propos de la forte augmentation des dĂ©parts de Juifs français vers IsraĂ«l lors de la vague terroriste : « Si 100 000 Français d’origine espagnole partaient, je ne dirais jamais que la France n’est pas La France. Mais si 100 000 Juifs partent, la France ne sera plus la France. La RĂ©publique française sera considĂ©rĂ©e comme un Ă©chec.»

AprĂšs avoir fĂ©licitĂ© Jacques Chirac pour avoir Ă©tĂ© le premier prĂ©sident Ă  reconnaĂźtre officiellement la complicitĂ© de la France dans l’Holocauste en 1995 (« Il a eu le courage de nous libĂ©rer de nous-mĂȘmes »), Valls a Ă©tĂ© attaquĂ© par le parti du Front National (aujourd’hui rebaptisĂ© « Rassemblement National ») pour ce qu’ils appelaient sa « haine de la France ». Sa volontĂ© d’ĂȘtre accusĂ© de telles absurditĂ©s – y compris l’accusation, formulĂ©e par un ancien ministre des Affaires Ă©trangĂšres, selon laquelle il Ă©tait sous le contrĂŽle de son Ă©pouse juive – contrastait fortement avec le prĂ©sident de l’époque et compatriote socialiste François Hollande, qui cherchait Ă  Ă©viter l’impression de « prendre parti » en soutenant trop les juifs français contre leurs agresseurs.

AprĂšs avoir finalement soutenu puis brouillĂ© avec Emmanuel Macron, Valls – un membre de longue date de la gauche politique, dont le cabinet en tant que Premier ministre comprenait des membres du Parti radical de gauche – a depuis dĂ©clarĂ© le Parti socialiste « mort » et a a errĂ© dans le dĂ©sert politique, y compris son Ă©trange dĂ©cision en 2019 de se prĂ©senter Ă  la mairie de Barcelone afin d’empĂȘcher l’élection d’un sĂ©paratiste catalan. RĂ©cemment, il a Ă©crit un livre, Le courage guidait leurs pas , sur Clemenceau, Louise Michel, Camus, Malraux, Charb (le caricaturiste assassinĂ© des caricatures de Mahomet de Charlie Hebdo ) et d’autres, et il diffuse occasionnellement ses opinions dans les mĂ©dias dont le public aime entendre parler de lui de nos jours, Ă  savoir ceux de droite.

Le « Je n’ai pas quittĂ© la gauche, la gauche m’a quittĂ© » est dĂ©sormais un archĂ©type fatiguĂ© et ennuyeux en AmĂ©rique, et souvent peu convaincant. Valls a vĂ©cu son parcours politique avec plus d’honnĂȘtetĂ©, face Ă  des enjeux professionnels bien plus importants et dans des circonstances oĂč les coĂ»ts de son style de leadership chargĂ© de convictions Ă©taient bien plus Ă©levĂ©s. C’est pourquoi j’ai pensĂ© Ă  lui, et c’est ce qu’il doit penser, dans les jours qui ont suivi le 7 octobre, lorsque les « manifestants pro-palestiniens » scandaient « gazez les Juifs ! Ă  Sydney, « j’emmerde les Juifs ! » Ă  Londres, ont fait le salut nazi Ă  Paris, et tandis que les rues des villes amĂ©ricaines et les campus universitaires Ă©clataient dans une frĂ©nĂ©sie de haine contre les Juifs – avec le soutien institutionnel de la gauche du pays, bien sĂ»r.

J’ai parlĂ© avec Valls dans une suite du Pavillon de la Reine, un hĂŽtel du quartier Ă  la mode du Marais Ă  Paris, anciennement connu sous le nom de Pletzl, oĂč se sont installĂ©s des immigrants yiddish venus de l’Est entre 1880 et les annĂ©es 1930. Il s’avĂšre que Valls a grandi dans ce quartier, dans une famille espagnole sans lien particulier avec le judaĂŻsme ou les juifs. Il arrive dans une tenue modifiĂ©e d’ancien homme d’État : lunettes, cardigan bleu et cravate. Notre traducteur, le critique gĂ©nĂ©ral de Tablet et francophile ambivalent Marco Roth, me dit que Valls parle dans les cadences splendides de l’État français.

 

« Mon pĂšre, qui Ă©tait peintre, Ă©tait ami avec Vladimir Yankelevich, qui Ă©tait un grand critique littĂ©raire et thĂ©oricien », raconte-t-il. « Yankelevich Ă©tait trĂšs perspicace, mĂȘme dans les annĂ©es 60, du lien entre l’antisĂ©mitisme et l’antisionisme. Il a Ă©crit un livre important en 1967 [ Le Pardon ], que j’ai lu quand j’étais jeune, sur le fait que ce type d’antisionisme noble Ă©tait en rĂ©alitĂ© de l’antisĂ©mitisme. Et aprĂšs avoir Ă©tĂ© prĂ©sident des Jeunes Socialistes en France aprĂšs 1982, je me suis rendu Ă  plusieurs reprises en IsraĂ«l et j’ai eu des relations au sein du Parti travailliste et Ă©galement du Mapai. J’avais une comprĂ©hension classique de la politique israĂ©lienne
 J’ai dĂ©plorĂ© l’assassinat de Rabin et pleurĂ© la perte de Shimon Peres au profit de Netanyahu. C’était un profil israĂ©lien socialiste trĂšs typique.

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La comprĂ©hension de Valls a changĂ© dans les annĂ©es 2000, d’abord avec la Seconde Intifada, puis avec la tristement cĂ©lĂšbre confĂ©rence de Durban. À l’époque, Valls Ă©tait maire d’Évry, une ville situĂ©e Ă  30 kilomĂštres au sud de Paris. « J’ai Ă©tĂ© tĂ©moin de ces actes antisĂ©mites commis par des jeunes enfants d’immigrĂ©s maghrĂ©bins », dit-il. « Vitrines brisĂ©es, effractions dans des synagogues et attaques le jour du Shabbat, ce genre de choses. Et vous avez compris qu’il y avait une tendance antisĂ©mite qui commençait Ă  Ă©merger de l’immigration musulmane. Et peu Ă  peu, une partie de la gauche, non pas toute la gauche, mais une partie de la gauche, a commencĂ© Ă  s’aligner sur cette tendance.»

Son expĂ©rience Ă  Évry, dit-il, a influencĂ© sa comprĂ©hension, au cours du dernier quart de siĂšcle, de l’antisionisme comme forme socialement sanctionnĂ©e mais mal voilĂ©e d’une haine ancienne. « J’ai dĂ©cidĂ© que je le dĂ©clarerais toujours clairement, quel que soit le rĂŽle politique que j’occupais – et avec la conscience que si les Juifs quittaient la France, cela constituerait un traumatisme et un changement profond pour l’idĂ©e de la civilisation française
 Il existe un lien civilisationnel entre et la dĂ©pendance entre IsraĂ«l et la France. Celles-ci sont profondĂ©ment liĂ©es, l’idĂ©e civilisationnelle de la France et l’idĂ©e civilisationnelle d’IsraĂ«l.

Quand je lui demande s’il pense qu’il y aura des implications pour la paix et la sĂ©curitĂ© de la France si le Hamas n’est pas vaincu Ă  Gaza, Valls explique qu’« il y a deux lignes de front en Europe. L’Ukraine en est une. Et puis il y a la lutte contre l’islamisme, qui est un front qui traverse l’Europe et le monde, y compris bien sĂ»r le monde musulman. Islamisme, salafisme, FrĂšres musulmans, islam politique, Iran, qui sont Ă  la fois diffĂ©rents les uns des autres mais aussi complĂ©mentaires dans la mesure oĂč ils sont tous en guerre contre nous. Ils sont engagĂ©s dans une guerre civilisationnelle dont l’objectif est de changer la communautĂ© musulmane en Europe.»

« Si nous cĂ©dons au Hamas », dit-il en regardant derriĂšre moi, « si nous ne parvenons pas Ă  apporter notre soutien Ă  IsraĂ«l dans ce moment difficile, il y aura une grande brĂšche en Europe. Cela serait perçu comme un signe de faiblesse. C’est pourquoi la meilleure façon de lutter contre toutes sortes d’antisĂ©mitisme est de soutenir IsraĂ«l. Mais nous devons soutenir IsraĂ«l dans sa lutte contre l’islamisme, qui est la mĂȘme lutte sous une forme diffĂ©rente que celle que nous menons ici. Les Français ont Ă©tĂ© Ă©tonnĂ©s de la ressemblance entre ce qui s’est passĂ© dans le NĂ©guev et ce qui s’est passĂ© ici au Bataclan.

« Je suis malheureusement redevenu Ă  la mode depuis le 7 octobre, dit-il, car je rĂ©pĂšte toujours et encore les mĂȘmes choses sur l’islamisme et l’antisĂ©mitisme. Mais d’ailleurs, je n’aime plus vraiment le terme « antisĂ©mitisme », car la haine des Juifs et la haine d’IsraĂ«l sont la mĂȘme chose.»

Je prĂ©cise que la veille, alors que mes collĂšgues de Tablet et moi dĂźnions avec Bernard-Henri LĂ©vy et ses amis au restaurant Quayside de LapĂ©rouse, Salman Rushdie, qui dĂźnait par hasard dans la salle d’à cĂŽtĂ©, est venu dire bonjour Ă  son camarade Bernard (et pour nous fĂ©liciter tous pour ce qui lui semblait ĂȘtre une grande quantitĂ© de vin bu). Rushdie, bien sĂ»r, a eu beaucoup Ă  dire sur l’utilisation du terme « islamophobie ».

« La bataille des mots, ou du langage, est importante », explique Valls. « Je pense par exemple Ă  ce que l’on essaie de nous imposer dans notre comprĂ©hension de Gaza afin de discrĂ©diter IsraĂ«l. «La nazification d’IsraĂ«l.» ‘ApartĂ©.’ « Colonisation », mot qui vient de l’Occident blanc et de son humiliation des colonisĂ©s. Et maintenant, bien sĂ»r, « gĂ©nocide », mot utilisĂ© pour discrĂ©diter IsraĂ«l et remettre en question son existence. Et « l’islamophobie » fait partie de cette guerre des langues. J’ai toujours trouvĂ© les explications de Salman Rushdie sur ce sujet Ă©clairantes. Y compris dans son livre le plus rĂ©cent, Knife , que j’ai dĂ©chirĂ©.

Valls raconte l’explication de Rushdie sur la façon dont le terme islamophobie a Ă©tĂ© inventĂ© principalement par le rĂ©gime iranien pour dĂ©tourner les critiques de l’islamisme et discrĂ©diter des gens comme lui, par exemple, qui sont opposĂ©s Ă  toute forme d’idĂ©ologie totalitaire. Il s’irrite de « la gauche politique qui n’a montrĂ© aucun soutien Ă  Rushdie ou Ă  Charlie Hebdo », ce qui, selon lui, est particuliĂšrement inexcusable de la part des Français – en raison de leur expĂ©rience, de mĂ©moire d’homme, de la guerre civile algĂ©rienne des annĂ©es 1980 lorsque les artistes algĂ©riens et l’intelligentsia du pays ont Ă©tĂ© exterminĂ©s.

Si nous cédons au Hamas, si nous ne parvenons pas à apporter notre soutien à Israël dans ces moments difficiles, il y aura une grande brÚche en Europe.

«La chance de la France, c’est qu’il existe encore de nombreux intellectuels, Ă  droite comme Ă  gauche, qui refusent cette conceptualisation et soutiennent Rushdie. Des gens comme Bernard-Henri LĂ©vy, [Pascal] Bruckner, Caroline Fourest, des politiques comme moi et des universitaires ici qui luttent contre cette alliance qu’on voit aussi aux Etats-Unis entre islamisme et wokisme.»

Valls, qui était chef du gouvernement socialiste il y a moins de huit ans, se considÚre-t-il toujours comme un homme de gauche ?

« Oui », dit-il solennellement, regardant maintenant ses chaussures. « Pour reprendre une belle phrase d’Albert Camus : je mourrai Ă  gauche malgrĂ© elle, et malgrĂ© moi. » Il dit qu’il lui arrive parfois de dĂ©sespĂ©rer de la gauche Ă  cause de ce qu’il considĂšre comme son incomprĂ©hension d’un monde en Ă©volution. Il reconnaĂźt que les mĂ©dias de droite constituent dĂ©sormais le seul « espace sĂ»r » oĂč les hommes politiques et les intellectuels comme lui peuvent s’exprimer et dĂ©fendre leurs idĂ©es, et que « c’est un problĂšme ».

Valls estime qu’aprĂšs que la crise financiĂšre de 2008 a renversĂ© le consensus social-dĂ©mocrate en France et poussĂ© la classe moyenne en dĂ©clin dans les bras des populistes, une partie importante de la gauche du pays s’est mise Ă  la recherche d’une base de soutien de substitution. « La classe ouvriĂšre française a disparu, explique-t-il, et il y a un nouveau prolĂ©tariat. Il est composĂ© d’immigrĂ©s minoritaires musulmans et africains. Et bien sĂ»r, » il parle maintenant entre guillemets invisibles, « ils sont dans cette position Ă  cause du capitalisme, et donc ils ont Ă©tĂ© mis lĂ  par les Juifs. Ils ont Ă©tĂ© opprimĂ©s par le monde occidental blanc et colonisĂ©s par lui – donc IsraĂ«l. Nous sommes donc tous coupables. Et il faut essayer de comprendre ce prolĂ©tariat, y compris ses actes de rĂ©sistance, dont fait partie le Hamas.»

« C’est Ă©videmment une lecture grotesque, mais cela semble fonctionner. Surtout parmi les jeunes, et surtout sur les campus universitaires.

Alors, quel genre de gauchiste est-il ? « Ma gauche est : je suis un universaliste de l’égalitĂ© entre les hommes et les femmes. LibertĂ© de conscience et de religion, mais Ă  sa place dans la sphĂšre privĂ©e. Vous devez dĂ©fendre la dĂ©mocratie, dĂ©fendre Salman Rushdie et Charlie Hebdo , ainsi que tous les enseignants qui ont Ă©tĂ© tuĂ©s ici en France. Universalisme et laĂŻcitĂ©, c’est ma gauche. Je me dĂ©finis avant tout comme un rĂ©publicain français et je suis donc effrayĂ© par les vicissitudes et les folies de la gauche.»

RaphaĂ«l Glucksmann a voulu suivre les traces de son pĂšre philosophe AndrĂ© en intellectuel engagĂ©. Il est dĂ©sormais leader de la liste socialiste française au Parlement europĂ©en, dont le brillant avenir politique pourrait dĂ©pendre de l’abandon de tout ce que dĂ©fendait son pĂšre.
Valls dit qu’il y a eu deux moments clairs au cours des derniers mois. L’un s’est produit le 7 octobre. L’autre le 12 novembre, lorsque 100 000 personnes ont manifestĂ© Ă  Paris contre l’antisĂ©mitisme. « Emmanuel Macron a commis une vĂ©ritable erreur en ne participant pas, affirmant qu’il ne voulait pas paraĂźtre diviseur », estime Valls.
« Les organisations musulmanes n’ont pas non plus participĂ©, Ă  l’exception de quelques personnalitĂ©s ici et lĂ . Mais le plus important est que, pour la premiĂšre fois depuis l’affaire Dreyfus, les populistes de droite – qui ne sont en rĂ©alitĂ© plus l’extrĂȘme droite du passĂ©, il faut le dire – ont participĂ© Ă  une manifestation contre l’antisĂ©mitisme, alors qu’une partie de la gauche n’y a pas participĂ©. Il n’y avait pas que [Jean-Luc] MĂ©lenchon, mais aussi des syndicats et des militants, et tous ces gens ont choisi de ne pas participer parce qu’ils pensaient qu’une manifestation contre l’antisĂ©mitisme Ă©tait en fait une manifestation de soutien Ă  IsraĂ«l. Il s’agit d’un fait ou d’un Ă©vĂ©nement anthropologique, politique ou sociologique Ă©tonnant et Ă©tonnant.

 

Quand je lui demande s’il existe une gauche politique dans le monde occidental Ă  laquelle Valls admire ou Ă  laquelle il s’identifie, il rĂ©pond sans hĂ©siter : « Non ». « La social-dĂ©mocratie est en crise, explique-t-il, parce qu’elle a gagnĂ©. Il pensait qu’avec la chute du bloc soviĂ©tique, l’histoire Ă©tait terminĂ©e et que l’Europe Ă©tait la social-dĂ©mocratie. Mais elle n’avait pas bien compris l’essentiel, c’est-Ă -dire qu’il y avait aussi une crise d’identité  Il faut que les gens aient une culture et une identitĂ©. Ils ne peuvent pas en ĂȘtre dĂ©possĂ©dĂ©s. Alors que la mondialisation prive en fait les gens de ce sentiment d’appartenance culturelle.

J’ai l’impression, lui dis-je, que contrairement Ă  l’anglosphĂšre, la France a Ă©tĂ© plus ou moins immunisĂ©e contre le wokisme. « C’est vrai qu’il y a en France une profusion de livres contre le wokeisme et sa culture », dit-il. « Et je pense que nous avons le meilleur spĂ©cialiste de l’islamisme, Gilles Kepel, que vous connaissez, et aussi Hugo Micheron. Mais nous avons aussi bien sĂ»r eu des intellectuels cĂ©lĂšbres qui ont souvent Ă©tĂ© complices du stalinisme, et ceux qui ont Ă©tĂ© sĂ©duits au moment de la rĂ©volution iranienne par l’ayatollah Khomeini et ce qu’il reprĂ©sentait. Surtout Foucault, qui a bien sĂ»r eu une Ă©norme influence sur votre pays. En rĂ©alitĂ©, c’est toute la gauche politique et intellectuelle qui est en crise.»

Pendant ce temps, il ne fait aucun doute que ce qui passe pour la droite dure en Europe est en hausse. Aux Ă©lections europĂ©ennes qui auront lieu ce week-end, le parti de Marine Le Pen arrive en tĂȘte des sondages avec 33%, devant l’alliance Ensemble de Macron avec 15%, les socialistes menĂ©s par RaphaĂ«l Glucksmann avec 14% et la France insoumise, dirigĂ© par Jean-Luc MĂ©lenchon, un anti-juif, Ă  7 %. (À propos de Glucksmann, Valls m’a dit : « Il est trĂšs clair sur l’Ukraine et sur les critiques de Poutine. Mais sur IsraĂ«l, il a une position un peu moins courageuse, moins que son pĂšre. Mais l’autre jour, il a Ă©tĂ© chassĂ© d’une manifestation par des partisans extrĂ©mistes. des militants de gauche portant des kaffiyehs. Il est donc de toute façon rĂ©intĂ©grĂ© Ă  son identitĂ© juive. »)

Dans le mĂȘme temps, les Ă©lections europĂ©ennes sont souvent moins un signe avant-coureur des rĂ©sultats des Ă©lections nationales qu’un moyen pour les Ă©lecteurs de se dĂ©fouler. La version de la droite de Marine Le Pen ne semble pas non plus constituer une menace particuliĂšre pour les Juifs français. La personnalitĂ© politique Ă  droite de Le Pen, l’ancien candidat Ă  la prĂ©sidentielle et expert politique Eric Zemmour, qui est Ă©galement candidat Ă  un siĂšge au Parlement europĂ©en, est lui-mĂȘme juif et jouit d’un large public parmi les Juifs français. Ainsi, pour le meilleur ou pour le pire, les batailles qui prĂ©occupent le plus les Juifs français se dĂ©rouleront Ă  gauche, lĂ  oĂč Valls a pris position solitaire.

En nous disant au revoir, j’ai pensĂ© Ă  la Synagogue des Tournelles, oĂč mes collĂšgues Tablet et moi avions assistĂ© Ă  un service de Yom HaShoah quelques nuits auparavant. Construit Ă  l’origine pour les juifs d’Alsace-Lorraine, le bĂątiment de style romano-byzantin est depuis devenu un foyer majoritairement juif d’Afrique du Nord, bien que le clergĂ© reste majoritairement ashkĂ©naze. Dans son sermon, le rabbin a tenu Ă  situer le massacre du 7 octobre dans un continuum avec la Shoah et avec l’expulsion des Juifs du monde arabe de 1948 jusqu’au dĂ©but des annĂ©es 1970. Pour les Juifs ashkĂ©nazes de France, de moins en moins nombreux, les annĂ©es 1940 restent la grande catastrophe dans la vie de leurs familles, alors que pour les Juifs algĂ©riens, tunisiens et marocains de France, ce sont les annĂ©es 1960. Le 7 octobre, comme Valls l’a compris, est la date limite pour tous.

IntriguĂ© par la suggestion de Valls d’un mouvement de gauche capable de gouverner avec la droite, j’ai recherchĂ© Benjamin Haddad, dĂ©putĂ© du 16e arrondissement de Paris et porte-parole en chef du parti Renaissance de Macron. Membre des commissions des affaires Ă©trangĂšres et des affaires europĂ©ennes, Haddad – contributeur de Tablet – est omniprĂ©sent dans les mĂ©dias français, notamment sur les questions de politique Ă©trangĂšre. [Divulgation complĂšte : en 2020, Haddad m’a nommĂ© chercheur principal non rĂ©munĂ©rĂ© et non-rĂ©sident Ă  l’Atlantic Council Ă  Washington, oĂč il Ă©tait alors directeur de son Centre Europe.]

 

J’ai rencontrĂ© l’étoile politique montante de 38 ans un lundi matin au Palais Bourbon, oĂč il occupe un siĂšge bien en vue Ă  trois rangs du sol, au centre-droit. Lors d’un dĂ©jeuner Ă  la Brasserie Le Bourbon, coin minou de l’AssemblĂ©e nationale, nous discutons des Territoires perdus de la RĂ©publique , un livre de 2006 Ă©crit par des enseignants français sur les difficultĂ©s qu’ils ont rencontrĂ©es Ă  dispenser une Ă©ducation aux valeurs rĂ©publicaines dans des quartiers en proie Ă  l’antisĂ©mitisme et au sexisme. et le sĂ©paratisme islamique. « C’était controversĂ© Ă  l’époque, cela s’est produit juste aprĂšs la Seconde Intifada, mais maintenant, fondamentalement, tout le monde est d’accord avec cela », explique Haddad. « Ils ont Ă©crit qu’il Ă©tait devenu trĂšs difficile d’enseigner l’Holocauste et la biologie dans certains quartiers. À l’époque, cela avait suscitĂ© un vaste dĂ©bat. Mais maintenant tout le monde sait que c’est vrai
 La question est de savoir comment ne pas perdre des quartiers entiers, des territoires, Ă  cause du sĂ©paratisme. Nous avons donc vraiment renforcĂ© la lĂ©gislation sur la rĂ©duction des financements Ă©trangers, la possibilitĂ© de fermer les mosquĂ©es [salafistes financĂ©es par l’étranger], les associations soupçonnĂ©es de liens avec le radicalisme, l’expulsion des imams. Et nous l’avons fait rapidement.

Haddad a attirĂ© l’attention de Macron pour la premiĂšre fois en 2015, lorsque l’actuel prĂ©sident français Ă©tait ministre de l’Économie dans le cabinet Valls. Ils sont restĂ©s en contact aprĂšs la victoire de Macron en 2017, alors que Haddad Ă©tait encore Ă  Washington, oĂč il a créé un comitĂ© de soutien au programme de rĂ©formes de Macron. « Je pense aussi qu’il a apprĂ©ciĂ© le fait que j’ai dĂ©fendu trĂšs clairement notre modĂšle de laĂŻcité française dans les mĂ©dias amĂ©ricains lorsqu’il Ă©tait attaquĂ©, car cela le troublait beaucoup », dit Haddad. « AprĂšs le meurtre de Samuel Paty [un enseignant dĂ©capitĂ© par un islamiste tchĂ©tchĂšne pour avoir montrĂ© Ă  ses Ă©lĂšves une caricature de Mahomet à Charlie Hebdo ], il y a eu 48 heures de solidaritĂ©, mais ensuite ça s’est transformĂ© en quelque chose du genre : « Eh bien, c’est vous qui l’avez causĂ©, France ». . C’est ta faute. Votre laĂŻcité est islamophobe, c’est radicalisant.’»

«C’est de la connerie totale», dit-il. « Je veux dire, il y a mĂȘme eu un article, il a Ă©tĂ© complĂštement dĂ©mystifiĂ©, mais Ă  l’époque il avait eu beaucoup de succĂšs, Ă©crit par des chercheurs de la Brookings Institution qui dĂ©montraient qu’il y avait une surreprĂ©sentation des djihadistes venant de France – ce qui n’est pas vrai, lĂ -bas. Il n’y avait pas de mĂ©thodologie scientifique pour cela – mais ils ont dit que cela devait ĂȘtre dĂ» Ă  notre laĂŻcitĂ©. Et puis le Washington Post a affirmĂ© que nous avions des cartes d’identitĂ© spĂ©cifiques pour les jeunes musulmans. C’était complĂštement hors de contrĂŽle
 Je pense que lorsque le Washington Post écrivait sur l’islamophobie et la France, il Ă©crivait en fait sur l’AmĂ©rique, et ils ne se souciaient pas vraiment de l’exactitude de leurs propos sur nous. J’ai donc passĂ© beaucoup de temps Ă  essayer de dĂ©mystifier ces conneries dans les mĂ©dias amĂ©ricains. »

Une autre raison pour laquelle Macron a peut-ĂȘtre apprĂ©ciĂ© le rĂŽle de Haddad Ă  Washington est qu’il Ă©tait un parfait porte-parole des AmĂ©ricains obsĂ©dĂ©s par la race. Son pĂšre est nĂ© en Tunisie et a dĂ©mĂ©nagĂ© avec sa sƓur et ses parents en 1961 Ă  Bordeaux, oĂč les grands-parents ont changĂ© leurs noms d’Isaac et Nasria en Jacques et Roseline. Ils se sont vite assimilĂ©s. « La seule fois oĂč j’ai entendu mon grand-pĂšre parler arabe, c’était dans ses derniĂšres annĂ©es, lorsqu’il souffrait de la maladie d’Alzheimer et qu’il Ă©tait revenu Ă  la langue de son enfance. Mon pĂšre Ă©tait le seul [sur cinq enfants] Ă  comprendre le dialecte tunisien, car ils le parlaient encore un peu quand il Ă©tait enfant. Mais sinon, ils sont restĂ©s trĂšs attachĂ©s au judaĂŻsme, mais sont devenus des patriotes pleinement français, rĂ©publicains, trĂšs attachĂ©s au fait d’ĂȘtre accueillis ici et d’avoir fait leur vie ici. La mĂšre de Haddad, professeur de mathĂ©matiques, est issue d’une famille catholique bourgeoise du Pays basque français qui « a participĂ© Ă  diffĂ©rents niveaux Ă  la RĂ©sistance ». Mais « je ne suis pas gaulliste », dit-il, « plutĂŽt une famille libĂ©rale de centre-droit ».

Quand il avait 5 ans, la famille de Haddad a dĂ©mĂ©nagĂ© Ă  Boston pendant un an pour le travail de son pĂšre. « J’ai vĂ©cu toute l’expĂ©rience amĂ©ricaine », dit-il, « le bus jaune, le terrain de baseball. Je me souviens que c’était un moment trĂšs agrĂ©able.

Haddad a Ă©tĂ© prĂ©sident de classe au lycĂ©e, dont il a obtenu son diplĂŽme peu aprĂšs l’invasion amĂ©ricaine de l’Irak, puis a Ă©tudiĂ© les relations internationales Ă  Sciences Po, le terrain de formation de l’élite politique française. « La premiĂšre chose que j’ai faite en arrivant sur place, c’est de prendre ma carte de l’UMP [Union pour un mouvement populaire], le parti de centre droit de l’époque. Et j’ai essentiellement passĂ© mes annĂ©es d’étudiant en tant que militant. J’étais toujours Ă  gauche de la droite. Pro-europĂ©en, pas si pro-conservateur.» Selon lui, son voyage Ă  Kiev en 2014 pour assister et soutenir la rĂ©volution MaĂŻdan a Ă©tĂ© une expĂ©rience formatrice. Aujourd’hui Ă  l’AssemblĂ©e nationale, il est une figure de proue de la lutte pour l’extension du soutien Ă  l’Ukraine.

Haddad dit qu’il trouverait Ă©touffant de devoir voter aux États-Unis. « Je pense que sur les questions Ă©conomiques, je suis plus proche des dĂ©mocrates modĂ©rĂ©s. Mais je suis trĂšs inquiet du discours politique identitaire Ă©veillĂ© que j’ai vu se dĂ©velopper. Et je me souviens que lorsque je vivais Ă  Washington, j’avais vu cela se produire pour la premiĂšre fois sur les campus et les gens le rejetaient en disant : « Oh, ce ne sont que des enfants ». Mais ensuite ces enfants ont rejoint des institutions culturelles, le New York Times , CNN, des groupes de rĂ©flexion. Cela commence Ă  avoir un impact sur la façon dont vous ĂȘtes autorisĂ© Ă  parler, sur ce que vous ĂȘtes autorisĂ© Ă  dire, et aussi sur une obsession pour la race et l’identitĂ© qui a peut-ĂȘtre toujours Ă©tĂ© plus centrale dans la façon dont les AmĂ©ricains perçoivent la politique. Je pense que la race et l’identitĂ© sont devenues une obsession aux États-Unis et sont trĂšs Ă©trangĂšres Ă  la façon dont nous concevons les choses ici. »

La tendance universaliste de la France, explique-t-il, Ă©tait fondĂ©e sur la liberté de religion, contrairement au fondement amĂ©ricain sur la liberté de religion. C’est pourquoi, dit-il, il est absurde de prĂ©tendre que la laĂŻcité est une feinte utilisĂ©e pour supprimer les communautĂ©s musulmanes. « Nos principes rĂ©publicains et notre universalisme sont antĂ©rieurs mĂȘme Ă  la prĂ©sence de l’Islam en France. La question est de savoir comment parvenir Ă  une mobilitĂ© sociale qui fonctionne, Ă  une intĂ©gration qui fonctionne, tout en restant fidĂšle Ă  nos principes.»

À ce stade de notre conversation, comme par l’opĂ©ration de la main invisible d’une divinitĂ© dotĂ©e d’un sens de l’humour familial du Vieux Monde, notre table est ornĂ©e de la figure imposante de Meyer Habib, le collĂšgue de Haddad. Également issu d’une famille juive tunisienne, Habib reprĂ©sente les citoyens français d’outre-mer Ă  l’AssemblĂ©e nationale et agit comme reprĂ©sentant officieux de Benjamin Netanyahu Ă  Paris. En 2014, alors qu’il s’opposait Ă  la tĂ©lĂ©vision Ă  une rĂ©solution appelant Ă  la « reconnaissance officielle » d’un État palestinien par la France, Habib a Ă©tĂ© critiquĂ© par un ancien ministre socialiste pour son « intensitĂ© inquiĂ©tante ». C’était certes une critique humiliante, mais Ă  mesure qu’il rattrape Haddad, je comprends de quoi parlait l’ancien ministre. « Il est amusant », confirme Haddad, « trĂšs exagĂ©ré ». Quand je lui demande sur quoi portait leur courte interaction, Haddad rĂ©pond qu’il taquinait Habib pour avoir tweetĂ© un mĂšme la veille de montrer Hitler dans un kaffiyeh avec les mots « Mein Campus ».

AprĂšs le dĂ©part d’Habib, Haddad est rĂ©cupĂ©rĂ© par une Française blonde en costume bleu qui l’informe qu’un groupe d’écoliers attend dehors pour prendre une photo avec lui – une scĂšne que j’aurais soupçonnĂ©e orchestrĂ©e Ă  l’avance par les mĂ©dias avertis. jeune homme politique sauf que j’ai choisi le cafĂ©. Haddad accepte volontiers et me dit que les questions que les enfants lui posent le plus souvent sont : « As-tu rencontrĂ© Macron, as-tu rencontrĂ© Le Pen et quel est ton salaire ? Il fait une impression du souffle effrayĂ© des enfants lorsqu’il leur dit que, oui, il a rencontrĂ© Marine Le Pen.

Je pense que la race et l’identitĂ© sont devenues une obsession aux États-Unis et sont trĂšs Ă©trangĂšres Ă  la façon dont nous concevons les choses ici.

A son retour, on Ă©voque sa circonscription – l’une des circonscriptions les plus riches du pays – qu’il a remportĂ©e en 2022 avec 53 % des voix. Il comprend une forte communautĂ© juive et, fait inhabituel, une communautĂ© catholique pratiquante. Ses parents et sa sƓur y vivent Ă©galement. « Si vous regardez la sociologie Ă©lectorale, dit-il, ce qui est vraiment fascinant, c’est que la base Macron a changĂ©. Ainsi, en 2017, c’est un ancien socialiste et la plupart de sa base Ă©tait constituĂ©e de personnes modĂ©rĂ©es de centre-gauche. Et puis il y en avait Ă  droite, comme moi, qui Ă©taient assez intriguĂ©s par ce type. Et au fond, il a rĂ©uni ces gens, pour la plupart des gens qui avaient deux choses en commun : un attachement naturel Ă  l’Europe et une volontĂ© de rĂ©former le pays. Des lois sur le travail, des rĂ©ductions d’impĂŽts, mais pas de maniĂšre fiscalement conservatrice. Plus prĂ©cisĂ©ment, nous allons libĂ©rer l’entrepreneuriat, aider les enfants issus de milieux dĂ©favorisĂ©s Ă  trouver un emploi. Et les rĂ©sultats sont bons. Je veux dire, nous avons le taux de chĂŽmage le plus bas depuis 40 ans, 7,5 %. Quand j’étais enfant, nous Ă©tions condamnĂ©s Ă  atteindre 10%
 C’est pourquoi la base de Macron a commencĂ© plutĂŽt au centre-gauche et s’est orientĂ©e davantage vers la droite ces derniĂšres annĂ©es.»

Haddad dit qu’en abordant des questions difficiles mais nĂ©cessaires comme la rĂ©forme des retraites, Macron a dĂ©montrĂ© qu’il Ă©tait prĂȘt Ă  s’aliĂ©ner une partie de la gauche. «Je pense qu’il y a aussi eu une sorte de rupture avec la rĂ©alitĂ© en ce qui concerne l’islamisme, la criminalitĂ© et la nĂ©cessitĂ© de rĂ©tablir l’ordre
 Mais les islamistes testent les limites. Lorsqu’ils mettent des femmes en abayas, elles savent exactement ce qu’elles font. Ils essaient de voir s’ils peuvent ainsi contourner la loi [interdisant la burqa].» La question du sĂ©paratisme n’était pas au cƓur de l’élection de Macron en 2017, explique Haddad, mais elle est dĂ©sormais devenue une question centrale pour lui.

Dans le mĂȘme temps, Haddad, comme d’autres observateurs avec lesquels nous discutons Ă  Paris, se montre sombre quant aux prochaines Ă©lections europĂ©ennes, au cours desquelles Macron sera dĂ©bordĂ© par Le Pen. « L’un des obstacles est la limite de deux mandats Ă  la prĂ©sidence », explique Haddad. « Le Pen a trĂšs bien tentĂ© de dĂ©-diaboliser le parti [Rassemblement National], d’expulser les personnes racistes ou antisĂ©mites, de le rendre beaucoup plus respectable, mais au point qu’ils ne disent plus rien de substantiel. Lors des Ă©lections europĂ©ennes que nous avons, je ne sais vraiment pas ce qu’ils reprĂ©sentent. Ils disent qu’ils Ă©taient pour le Frexit, mais plus maintenant. Ils disent qu’ils Ă©taient autrefois favorables Ă  la sortie de l’euro, mais ce n’est plus le cas. Ils disent qu’ils Ă©taient autrefois favorables Ă  une sortie de l’OTAN, mais ils ont renoncĂ© Ă  dire : « Eh bien, nous sommes au milieu d’une guerre, alors ne quittons pas l’OTAN. » Soyons clairs, ils sont toujours pour tout cela, le fond est le mĂȘme, mais ils avancent de maniĂšre cachĂ©e.»

Le pĂšre de Le Pen, Jean-Marie, Ă©tait un authentique antisĂ©mite dont les commentaires gratuits minimisant l’Holocauste ont forcĂ© sa fille Ă  l’expulser du parti qu’il avait fondĂ© en 2015, aprĂšs qu’il se soit prĂ©sentĂ© Ă  la prĂ©sidence, et qu’il ait perdu cinq fois. Les gens intelligents que je connais semblent penser que Marine a en fait rĂ©ussi Ă  purger l’antisĂ©mitisme du parti et Ă  le reconstruire avec un nouveau cadre de politiciens locaux et nationaux qui font appel aux Ă©lecteurs et aux industries traditionnels. Mais ils continuent de critiquer le Rassemblement national comme Ă©tant une version moins extrĂȘme de l’AfD en Allemagne : incompĂ©tente, incohĂ©rente et sans but. (Le 21 mai, le Rassemblement national a annoncĂ© sa rupture avec l’AfD, refusant de siĂ©ger avec elle dans le mĂȘme groupe au Parlement europĂ©en, en raison des scandales rĂ©pĂ©tĂ©s du parti allemand.)

« Mon sentiment est que si vous voulez les combattre, vous devez respecter les Ă©lecteurs mais combattre le parti, et vous devez faire deux choses », explique Haddad. « Il faut s’attaquer de front, sans dĂ©ni, aux problĂšmes sur lesquels ils prospĂšrent. Soyez donc trĂšs lucide sur la criminalitĂ©, sur l’immigration, sur l’islamisme. Mais il faut aussi ĂȘtre trĂšs dur avec eux. Et le fait qu’ils ne proposent aucune solution raisonnable et que leur programme, notamment sur l’économie et la diplomatie, nous isolerait et serait un dĂ©sastre pour le pays. Ils sont favorables au retour Ă  l’ñge de la retraite Ă  60 ans. Je veux dire, c’est complĂštement dĂ©magogique. Cela ferait exploser les dĂ©penses publiques. Leur programme est donc en rĂ©alitĂ© trĂšs Ă  gauche sur les questions Ă©conomiques.»

Haddad dit avoir appris de son expĂ©rience Ă  Washington lors de l’élection de Donald Trump l’importance de sortir de Paris le plus souvent possible. « J’ai rĂ©cemment rencontrĂ© des Ă©leveurs de moutons du sud-ouest et des maires locaux de villes d’environ 800 habitants seulement
 Cela vous en dit plus sur le pays et sur ce que nous pouvons faire. Mais on voit aussi la colĂšre monter Ă  propos de certaines choses. Les gens qui ont le sentiment de travailler dur et ceux qui travaillent moins gagnent presque autant d’argent grĂące Ă  l’aide sociale et au bien-ĂȘtre social. Le sentiment d’ĂȘtre Ă©crasĂ© par les normes et la bureaucratie est quelque chose qu’on entend partout.» Dans le mĂȘme temps, aprĂšs que Macron a entrepris une rĂ©forme des retraites, Haddad a dĂ©clarĂ© avoir commencĂ© Ă  recevoir des courriels de personnes disant : « ‘Putain de connard, je vais devoir travailler davantage maintenant. Je devais prendre ma retraite en septembre et maintenant je ne peux pas prendre ma retraite avant dĂ©cembre. Quand je reçois quelque chose comme ça, je ne peux pas simplement l’écarter. Je dois comprendre d’oĂč cela vient, car cela signifie que les gens ne trouvent pas de sens Ă  leur travail.»

À l’image de Valls, Haddad dĂ©plore la recherche d’un sens perdu qu’il voit dans la vie de nombreuses personnes. « La France a rĂ©sistĂ© au dĂ©clin dĂ©mographique plus longtemps que les autres pays d’Europe, mais aujourd’hui, nous aussi, nous sommes en baisse. Donc vous ne trouvez pas de sens au travail, vous n’avez pas d’enfants ou beaucoup d’enfants. Vous vous engagez de moins en moins dans la politique, les associations, les Ă©glises, les syndicats. Alors c’est quoi? Netflix vous procure du plaisir et du divertissement, mais pas de sens. Il y a une petite dĂ©pression collective qui n’est pas spĂ©cifique Ă  la France, mais je pense qu’elle est trĂšs spĂ©cifique Ă  l’Europe. Je ne pense pas que ce soit uniquement une question de politique.

« En mĂȘme temps, conclut-il, la Ve RĂ©publique n’est pas parfaite, mais elle constitue une trĂšs bonne synthĂšse de notre histoire. Il synthĂ©tise l’ancien rĂ©gime avec ce qui est issu de la RĂ©volution. Parce que de Gaulle possĂ©dait une telle profondeur culturelle sur notre pays, notre histoire, notre littĂ©rature, notre esprit, il s’en est inspirĂ© de maniĂšre trĂšs efficace. Et je pense que vous pouvez toujours rĂ©former, comme nous le faisons rĂ©guliĂšrement. Mais je pense qu’il serait difficile de trouver quelque chose de mieux.


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