Avant la création de l’État d’Israël, plus de 900.000 Juifs vivaient dans les pays arabes (Yémen, Irak, Algérie, Egypte, Libye, Maroc, Tunisie, Syrie, Liban). Près de 650.000 d’entre eux (soit plus de 70 %) ont émigré vers Israël à partir de la fin des années quarante. Aujourd’hui, l’écrasante majorité des communautés juives de ces pays n’existent plus.
Les véritables réfugiés du Moyen-Orient sont les Juifs chassés des pays arabes dont ils étaient habitants depuis des siècles si ce n’est des millénaires pour certains, bien avant la conquête musulmane. Or depuis plus de 60 ans, cette vérité historique est occultée. C’est pourquoi en Israël, en 1969 le Ministère de la Justice a ouvert un Département s’occupant du Service des droits des Juifs Originaires des Pays Arabes. En 1999, Jean Claude Niddam, juriste lui-même originaire du Maroc, a été nommé responsable de cette unité qui gère l’enregistrement et la documentation concernant la dépossession des biens personnels et communautaires des Juifs contraints de fuir les pays arabes suite à la création de l’État d’Israël. Il recense également les mesures prises par ces pays en violation des droits de ces communautés et les discriminations auxquelles elles ont été soumises. Très récemment, Jean Claude Niddam a été désigné par le Premier Ministre Benjamin Netanyahou, membre de la commission nationale consultative pour la restitution des droits et des biens juifs dans le monde.
Noémie Grynberg : Quels ont été les déclencheurs des actes antisémites menant à l’exode des Juifs des pays arabes?
Jean-Claude Niddam : Dès les années 1930, avec la montée du nationalisme et à l’initiative de la Ligue Arabe, les Juifs sont devenus des boucs-émissaires servant comme fédérateur d’union nationale. Puis, des appels au meurtre et des pogroms ont eu lieu en Irak (1941), en Libye (1945), en Syrie et au Yémen (1947), en Egypte et au Maroc (1948). Dans les semaines suivant le vote de l’ONU sur le partage de la Palestine, les menaces de nombreux délégués arabes (notamment Égyptiens, Irakiens et Palestiniens) à l’encontre des populations juives autochtones sont mises à exécution : perpétration de massacres et de pogroms, souvent orchestrés par les autorités officielles des pays concernés faisant des centaines de victimes et causant des pertes matérielles se montant à des millions de dollars (bombardement du quartier juif du Caire; émeutes sanglantes à Oujda et Djérada; destruction du quartiers juif d’Alep). L’expulsion des Juifs est l’occasion d’innombrables actes de violence contre les populations juives locales par les masses arabes ainsi que de la dépossession de leurs biens. A la déclaration d’Indépendance de l’État hébreu en 1948, la situation des juifs empire dramatiquement, d’autant que les pays arabes s’engagent ou soutiennent la guerre contre Israël.
N. G. : Concrètement, comment s’est organisée la mise au banc des Juifs des pays arabes ?
J.-C. N. : Le phénomène a été massif. Les communautés juives ont été systématiquement ébranlées partout dans le monde arabe. De nombreux gouvernements arabes ont amené leurs populations juives à l’exode dans le cadre de campagnes d’exclusion comportant notamment un ensemble de dispositifs juridiques, économiques, politiques discriminatoires visant à isoler les Juifs dans la société : dénationalisation (déchéance de la citoyenneté), discrimination juridique (atteinte à la liberté d’entreprise et d’association, tutelle des associations juives ou des communautés), isolement et séquestration des personnes (refus d’octroyer des passeports, prise en otage des familles, emprisonnement arbitraires), limites à la liberté de mouvements des Juifs au sein et en dehors des pays arabes, spoliation économique (rançonnement, séquestre sur les liquidités et les comptes bancaires, consigne et nationalisation des biens interdisant leur sortie, confiscation ou expropriation des biens privés et communautaires), discrimination socio-économique (exclusion de certaines professions et importantes restrictions dans le monde des affaires), émeutes antijuives (arrestations, assassinat de personnalités, atteinte aux lieux de cultes). Les Juifs ont donc été victimes de discriminations, de spoliations, de saisies et de dépossessions violentes.
N. G. : Distingue-t-on tout de même des processus spécifiques selon les pays ?
J.-C. N. : Sans évoquer le cas des pays du Maghreb encore sous mandat français, les autres pays arabes déjà indépendants adoptent tous une systématique discriminatoire à l’encontre des Juifs autochtones.
En Libye, en 1945 et 1948, des émeutes antijuives éclatent et des quartiers juifs de Tripoli sont pillés. En juin 1951, la loi sur la nationalité entre en vigueur : les Juifs sont astreints à un statut personnel régi par leur tribunaux rabbiniques, ne sont pas autorisés à voter et à occuper une fonction politique, n’ont pas droit à des passeports ou au certificat de nationalité libyenne, les documents de voyage expirés ne sont pas automatiquement renouvelés. En 1954, l’émigration est restreinte et le tourisme à destination d’Israël interdit.
Au Liban dès 1947, des étudiants juifs sont expulsés de l’université de Beyrouth. Des associations juives soupçonnées de « sionisme » sont fermées et les mouvements de jeunesse interdits. Les Juifs travaillant dans l’administration sont licenciés. De même en Syrie. L’acquisition de biens immobiliers sont interdits aux Juifs. En novembre de la même année, des émeutes antijuives ont lieu dans plusieurs villes du pays, des synagogues sont incendiées et plusieurs centaines de Juifs arrêtés. Les biens financiers juifs sont saisis. Il leur est interdit de travailler dans l’agriculture. En 1950, on confisque leurs maisons, terres et magasins à Alep et Qamishli. Les Juifs doivent payer une caution pour quitter le pays.
En Egypte à partir de 1947, une majorité de Juifs perd son travail à cause mesures discriminatoires. Suite à la déclaration d’Indépendance de l’Etat d’Israël, des arrestations massives ont lieu. 1000 juifs sont internés, accusés de sionisme. En juin 1948, la loi martiale est instaurée : les Juifs sont interdits de quitter l’Égypte pour Israël. De 1948 à1950, l’ordre est donné aux organisations communautaires de transmettre la liste de leurs adhérents à l’État. Les biens des Juifs autochtones et de ceux se trouvant à l’étranger sont mis sous séquestre. Enfin en 1950, les passeports des émigrants leur sont retirés.
En 1948 au Yémen, les Juifs sont accusés de crime rituel. En 1949, l’interdiction formelle de sortir du pays est promulguée. Une liste des biens et propriétés des Juifs, base de rançonnement ultérieur, est établie.
En Irak dès 1948, une vague de persécutions anti-juives officielles s’illustre par des arrestations, l’interdiction pour les Juifs de quitter le pays et de lourdes amendes sur les Juifs aisés. L’année suivante, des persécutions contre les membres du mouvement sioniste ont lieu. En mai 1950, la loi sur la privation de nationalité pour les Juifs qui quittent l’Irak est adoptée. En 1951, les biens des Juifs ayant dû renoncer à leur citoyenneté pour quitter le pays sont gelés.
N. G. : Depuis quand Israël commence-t-il vraiment à s’intéresser au problème des réfugiés Juifs des pays arabes ?
J.-C. N. : Ce dossier a toujours préoccupé le gouvernement israélien. Dès l’arrivée en masse des 140.000 Juifs chassés d’Irak entre 1950 et 1951, le Ministère des Affaires Etrangères et des Finances, à l’époque en charge du problème, enregistrent les premières déclarations sur la dépossession des biens financiers, des documents et titres de propriété, bijoux, etc. Le gouvernement israélien constitue des archives sur les spoliations, pour ainsi dire, à la descente d’avion des nouveaux immigrants. Très tôt, dès la commission des Nations Unies pour la Palestine en 1951-1952, Israël annonce que s’il y a exigence de réparation pour les biens palestiniens perdus en 1948 alors il en sera de même pour ceux des Juifs chassés des pays arabes. En 1969, l’Etat transfère le Service des droits des Juifs Originaires des Pays Arabes au Ministère de la Justice.
N. G. : De combien de réfugiés Juifs des pays arabes s’agit-il ?
J.-C. N. : Sur près de 900.000 Juifs vivant dans les pays arabes jusqu’en 1948, comme les 266.304 Juifs du Maroc, les 129.539 Juifs d’Irak ou les 80.000 Juifs de Tunisie et d’Egypte, il en reste moins de 5.000 aujourd’hui. Les 2/3 des Juifs chassés des pays arabes ont trouvé refuge en Israël, la majorité d’entre eux entre 1948 et 1958.
N. G. : Comment le droit international définit-il la notion de réfugiés ?
J.-C. N. : Les termes de la Convention internationale sur le statut des réfugiés de 1951 définissent clairement : ‘’Est réfugié toute personne qui en raison d’une crainte de persécution bien fondée sur des raisons de race, de religion, de nationalité ou d’appartenance à un groupe social particulier ou son opinion politique, est incapable, ou, en raison de cette crainte, ne désire plus se prévaloir de la protection de ce pays’’. Historiquement, les Juifs des pays arabes sont sortis du statut de réfugiés. Or ils sont arrivés en Israël en tant que tels, vivant dans des logements précaires, des camps de transit, avec des problèmes d’intégration. Les Juifs ayant fui des pays arabes répondent donc parfaitement à la définition de « réfugiés » bien que le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) n’ait apporté pratiquement aucune réponse internationale à la situation désespérée de ces déplacés.
N. G. : Pourquoi personne ne rappelle le drame des expulsés Juifs des pays arabes ?
J.-C. N. : De manière générale, l’histoire des Juifs en Islam est l’objet d’une gigantesque occultation pour tout ce qui concerne la réalité des persécutions, des massacres et de l’humiliation institutionnalisés. La décolonisation des pays arabes et la création de l’Etat d’Israël ont déclenché un déchaînement de haine à l’égard des Juifs, accompagné de pogroms, de spoliations, de décrets d’expulsion massif et de lois discriminatoires rendant la vie de ces derniers impossible dans leur pays natal alors même qu’ils avaient contribué durant des siècles à l’essor de ces pays dans tous les domaines. L’exode provoqué a signalé la disparition de ces communautés d’exil. Cette dissimulation factuelle constitue une falsification historique consistant à n’évoquer uniquement qu’une moitié des faits : celle relative aux Palestiniens en omettant soigneusement de rappeler le sort des Juifs de la région, forcés à l’exode massif, presque total. Ils ont tout perdu. Or le narratif selon lequel les seules victimes du conflit israélo-arabe seraient palestiniennes a été adopté par le monde entier. Le monde arabe de manière générale reste dans le déni quasi absolu et systématique de reconnaissance de la vérité historique, relayé par le silence complice des Occidentaux qui préfèrent oublier la responsabilité du monde arabe dans la destruction de ces communautés pour ne pas ‘’heurter la sensibilité’’ des musulmans. La responsabilité arabe est coupable des deux populations de réfugiés mais une seule est reconnue au niveau international.
N. G. : Que peut-on faire face à un tel négationnisme ?
J.-C. N : Un ‘’devoir de mémoire’’ s’impose. Chaque témoignage individuel, document, photo de synagogue transformée en mosquée, dossier de biens spoliés ou abandonnés recueillis sont autant de traces qui préservent de l’oubli et font obstacle à la réécriture de l’histoire. Il faut répandre le message selon lequel la réparation de l’injustice faite aux Juifs des pays arabes est une partie intégrante et inséparable de la résolution du problème des réfugiés du Moyen Orient et une pré-condition au règlement final du conflit israélo-arabe. Tant que le monde musulman et les arabes dans son ensemble n’assumeront pas leur responsabilité historique dans le sort des Juifs du Moyen-Orient, ils ne sortiront pas de la spirale destructrice du discours négationniste.
N. G. : Existe-t-il malgré tout une certaine prise de conscience du monde arabe concernant les réfugiés Juifs ?
J.-C. N. : Certaines voix arabes commencent à se faire entendre comme l’ancien leader de l’OLP en 1975, Sabri Jiryis ou récemment le chercheur et auteur irakien Rashid Al-Khayoun dans son interview en 2009 à la chaine de télévision Al-Arabiya1. Ils reconnaissent la responsabilité et la part active des Arabes dans l’exode des Juifs des pays arabes en général et la responsabilité directe du leader palestinien de l’époque, allié des nazis, le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin Al Husseini.
N. G. : En quoi votre département contribue-t-il à faire avancer la cause des Juifs chassés des pays arabes ?
J.-C. N : Il ne faut pas oublier que la moitié de la population israélienne est d’origine orientale, provenant de pays arabo-musulmans ayant démontré leur incapacité à accorder à leurs Juifs l’égalité des droits, la dignité et le respect des biens et des personnes, que ce soit en tant que dhimmis ou en tant que citoyens. Mon département s’occupe donc d’enregistrer, de documenter, de saisir et d’analyser les données recueillies à l’échelon national et international afin de demander des compensations pour les biens privés ou communautaires (synagogues, cimetières, écoles, hôpitaux, etc.) abandonnés, confisqués, expropriés ou volés aux communautés juives dans leurs pays d’origine. Les archives ainsi constituées représentent en plus de leur aspect juridique important, un formidable témoignage d’une valeur inestimable, de l’histoire de ces communautés à la veille de leur extinction. Ces documents préparent une éventuelle prise de conscience du monde arabo-musulman de la nécessaire reconnaissance des faits historiques.
N. G. : Des changements concrets sont-ils intervenus pour faire reconnaître le droit des réfugiés juifs ?
J.-C. N. : Les démarches diplomatiques internationales, les colloques, les livres et films sur le sujet, soutenus par l’Organisation Mondiale des Juifs Originaires des Pays Arabes (WOJAC) et du groupe Justice pour les Juifs Originaires des Pays Arabes (JJAC), ont donné une nouvelle impulsion dans la prise de conscience mondiale sur ce drame occulté. En Israël, depuis 2002, le gouvernement a octroyé à quatre reprises des subsides pour financer le rassemblement, l’enregistrement et le traitement des données en vue de futures négociations sur le règlement du problème des réfugiés au Moyen-Orient.
N. G. : Existe-t-il de nouvelles dispositions au niveau législatif ?
J.-C. N. : Au niveau international, le Congrès américain a adopté en février 2008, une résolution demandant que le sort des réfugiés juifs des pays arabes soit traité simultanément et indissociablement de celui des réfugiés palestiniens dans toute future négociation. Au niveau national, en février dernier, la Knesset a adopté un texte de loi selon lequel désormais aucun accord de paix ne pourra être signé avec un pays arabe s’il ne prévoit pas de compensations pour les réfugiés juifs originaires de ce pays. Ainsi ceux qui se sont installés en Israël avant et après la proclamation de l’Etat d’Israël en 1948, pourront demander un dédommagement financier pour leurs biens spoliés.
N. G.: Pourquoi le problème des expulsés Juifs des pays arabes n’a pas été inclus ni même évoqué dans les 101 résolutions de l’ONU sur les réfugiés du Moyen-Orient ?
J.-C. N. : D’autant qu’elles représentent 1/6e du total des résolutions ayant trait au conflit israélo-palestinien ! Cependant, deux documents internationaux importants concernant le problème israélo-arabe existent : la résolution 242 de l’ONU de 1967 demandant une ‘’juste solution au problème des réfugiés’’ et les accords de Camp David II signés avec les Palestiniens en 2000. Les deux documents emploient le terme générique de ‘’réfugiés’’ incluant certainement les réfugiés juifs.
N. G. : Quel avenir pour l’indemnisation des réfugiés Juifs des pays arabes ?
J.-C. N. : Ce dossier n’est pas uniquement un problème d’indemnisation. Il est fondamental, non seulement pour la paix mais aussi et surtout pour la réconciliation et la reconnaissance par leurs voisins arabes et musulmans du droit du peuple juif à son retour sur la terre d’Israël. Comme le dit le Coran même au chapitre 5 verset 24 à propos du « retour des banou Israël » (enfants d’Israël) sur la terre que Allah leur avait destiné. Il est également capital pour la mémoire du peuple juif de raconter le miracle de cette sortie d’Egypte : ‘’Et ce jour tu raconteras à tes enfants’’ (והיגדת לבנך ביום הוא לאמור).
Noémie Grynberg 2010