LES LECONS DES ANCIENS – Par Rony Akrich

Pour conforter leur image, certains hommes politiques actuels allĂšguent que la direction qu’ils trouvent la plus crĂ©dible Ă  leur fonction est celle qu’ils puisent dans la rigueur indĂ©niable de leur instinct certainement inspirĂ©.
Si cette exigence avait Ă©tĂ© profĂ©rĂ©e dans la GrĂšce de l’époque classique, le propos aurait Ă©tĂ© sans nul doute dĂ©savouĂ© comme une formule irrĂ©flĂ©chie de narcissisme et d’impĂ©tuositĂ©, un rĂ©el pĂ©ril pour la probitĂ© de la raison que les Grecs estimaient si fondamentale pour le bonheur de la citĂ©.

L’éminente majestĂ© que les Grecs octroyaient Ă  la raison, s’illustre Ă  travers le trait rectiligne qu’ils ont Ă©bauchĂ© entre rationalitĂ©, morale, politique et religion. Le terme de ‘logos’, signifiant, en grec, Ă  la fois « raison » et         « langage », rapporte bien la substance de cette pensĂ©e d’antan.

Etant donnĂ© que la rationalitĂ© Ă©tait supposĂ©e livrer Ă  l’individu la facultĂ© morale de diffĂ©rencier le bien du mal, elle Ă©tait pareillement supposĂ©e devenir le ferment de l’aspiration de l’homme Ă  communiquer avec ses prochains.
Cela, amena nos Grecs Ă  affirmer dĂ©finitivement que l’homme Ă©tait, par nature, un « animal politique, », comme Aristote l’établit dans son Ɠuvre. L’exĂ©gĂšse suggĂšrerait une connaissance beaucoup plus vaste que notre seul entendement prĂ©sent du vocable : car la nature jamais ne crĂ©e en vain.

La propension de l’homme Ă  vivre avec ses prochains rĂ©vĂ©lait que l’homme Ă©tait une entitĂ© Ă©mĂ©rite Ă  mĂȘme de rĂ©pondre aux rĂšgles Divines de l’instruction, de l’harmonie et de la participation qui, dans la dimension premiĂšre, caractĂ©risait le juste agencement du cosmos (cosmos en grec signifiait littĂ©ralement « ordre »).

Une conception aussi soignĂ©e impliquait la crĂ©ation d’une sociĂ©tĂ© juste, elle n’était pas naturellement conçue comme un artifice fonctionnel de survivance, mais comme la plus exaltante formule de la capacitĂ© et de la maestria humaines.
Pour ĂȘtre Ă©thiquement irrĂ©prochable, pensaient les Grecs, on devait avant tout ĂȘtre un citoyen engagĂ© au sein de la sociĂ©tĂ© civile, toujours prĂȘt Ă  Ă©riger le souci de la communautĂ© au-dessus de toute visĂ©e ou ambition profitables.

Impossible de soutenir que notre sourde inspiration avait plus de valeur que le sentiment rationnel fourni par la raison commune de la population. Cette derniĂšre n’avait point de place au creuset d’un absolu aussi gĂ©nĂ©reux : comme le systĂšme appelĂ© dĂ©mocratie : (adoptĂ© pour la premiĂšre fois Ă  AthĂšnes vers le VĂšme siĂšcle av. jc.) l’égalitĂ© des droits politiques pour tous les citoyens de sexe masculin, l’affaire de l’État devait ĂȘtre ancrĂ©e dans le jugement suprĂȘme que les rĂ©sidents conquĂ©raient lorsque, au lieu de dĂ©sunir et de batailler, ils se mobilisaient dans la conversation, la participation et la dĂ©fĂ©rence mutuel.

Dans cette perspective, l’offense que les Grecs redoutaient le plus Ă©tait le terme accablant « d’hybris »: celui-ci figurait la taille exacerbĂ©e de l’ego acquis quand il Ă©tait infectĂ© par une quantitĂ© outranciĂšre d’orgueil et d’ambition. Une pathologie touchant des individus trop confiants, incapables de contenir les versants grossiers de leur personnalitĂ© Ă©goĂŻste.
L’hybris Ă©tait apprĂ©hendĂ© comme l’un des principaux traits des despotes, des personnages moralement altĂ©rĂ©s. Pour combler leurs dĂ©sirs de notoriĂ©tĂ© et de domination, ils usaient de stratagĂšmes perfides et manipulateurs.

Ils Ă©taient en totale dissonance avec les valeurs prĂŽnĂ©es par l’ethos de la    « polis » (la citĂ©), en opposition avec ce que la vertu reprĂ©sentait. L’essor du sophisme s’est forgĂ© au summum de la dĂ©mocratie athĂ©nienne, il a dĂ©montrĂ©, de maniĂšre patente, le pĂ©ril que pouvaient symboliser les mots mis au service de motivations effrontĂ©es et lĂ©gitimĂ©es Ă  mauvais escient.

Les sophistes (Ă  l’origine des orateurs et des professeurs d’éloquence de la GrĂšce antique, dont la culture et la maĂźtrise du discours en faisaient des personnages prestigieux dĂšs le VĂšme siĂšcle av. J.-C.) l’attestaient, les vĂ©ritĂ©s universelles n’incarnaient que des chimĂšres, chacun devait se dĂ©signer seul magistrat de sa propre destinĂ©e et persister Ă©goĂŻstement dans ce qui servirait au mieux son propre intĂ©rĂȘt. En consĂ©quence, les sophistes, exĂ©crant la probitĂ© que le dialogue impliquait, ont proposĂ© l’utilisation de techniques rhĂ©toriques astucieuses qui, en embrumant la perspective de l’esprit, pourraient garantir un avantage certain Ă  leur argumentation, mĂȘme lorsqu’elle allait Ă  l’encontre de la rigueur des rapports factuels.

Pour contester cette proposition dangereuse, Socrate soutenait avec force que si la vĂ©ritĂ© n’était pas une rĂšgle approximative mais absolue, la connaissance Ă©tait une Ă©mulation morale destinĂ©e Ă  encourager la droiture et la vertu et non les duperies de la facĂ©tie et de la tromperie.

Malheureusement, malgrĂ© cet appel sincĂšre, Socrate finit par ĂȘtre le martyre de ces thĂšses trĂšs contestĂ©es auxquelles il avait tentĂ© de s’opposer. Quand un groupe de citoyens athĂ©niens sous-entendit que les leçons de Socrate dissimulaient des opinions rebelles, le philosophe fut trainĂ© devant la justice et condamnĂ© Ă  la peine capitale. Pour Platon, la mort de Socrate dĂ©montrait inĂ©luctablement que, malgrĂ© tous les meilleurs desseins, la dĂ©mocratie Ă©tait en dĂ©finitif une institution imparfaite dirigĂ©e par une masse douteuse et passionnelle d’individualitĂ©s incompĂ©tentes Ă  dĂ©fendre la gestion de la ‘polis’.
Pour cette raison, Platon, dans son ouvrage, ‘RĂ©publique’, suggĂ©ra une sociĂ©tĂ© idĂ©ale conduite par des hommes dont la prodigieuse probitĂ© vertueuse et spirituelle les vaccineraient contre l’effet caustique de l’hybris – dirigeants/philosophes.
DotĂ© d’un plus grand sens politique, Aristote proposa plus tard une sociĂ©tĂ© conçue comme un systĂšme hiĂ©rarchique dans lequel le partage du pouvoir s’articulait selon le talent, la capacitĂ© et le mĂ©rite de chaque participant.

Au cours des ans, ces observations ont conduit des penseurs romains, comme CicĂ©ron (nĂ© le 3 janvier 106 av. J.-C. Ă  Arpinum en Italie et assassinĂ© le 7 dĂ©cembre 43 av. J.-C. Ă  Formies, est un homme d’État romain, un avocat et un Ă©crivain latin), Ă  dĂ©duire que la forme la plus probante de gouvernement serait une constitution tripartie, comme celle figurĂ©e par la RĂ©publique romaine, en partie monarchique (les Consuls), en partie oligarchique (le SĂ©nat), en partie dĂ©mocratique (la Tribune de la plĂšbe).

Bien que la RĂ©publique romaine fĂ»t trĂšs diffĂ©rente de la dĂ©mocratie athĂ©nienne, la conviction sous-jacente, selon laquelle les personnes engagĂ©es en politique seraient des individus aux principes Ă©minents et empathiques, agissant de maniĂšre dĂ©sintĂ©ressĂ©e et pour le plus grand bien de la sociĂ©tĂ©, est restĂ©e inchangĂ©e. Le culte ancestral du « mos majorum », mƓurs des anciens, indiquait que la sociĂ©tĂ© ne pourrait ĂȘtre et devenir que si les masses poursuivaient l’éducation des mĂȘmes valeurs morales, telles que « virtus, honnĂȘteas, decorum » (vertu, honnĂȘtetĂ© et biensĂ©ance).

Elles appartenaient aux pĂšres fondateurs de la RĂ©publique romaine, des gens comme Cincinnatus (homme politique romain du Veme siĂšcle av. J.-C., consul en 460 av. J.-C. et dictateur Ă  deux reprises en 458 et en 439 av.   J.-C. Il est considĂ©rĂ© par les Romains, notamment les patriciens, comme un des hĂ©ros du premier siĂšcle de la RĂ©publique et comme un modĂšle de vertu et d’humilitĂ©.), qui, aprĂšs avoir menĂ© les troupes romaines Ă  la victoire, s’était retirĂ© de toute prĂ©tention au pouvoir et Ă  la gloire pour retourner Ă  la discrĂ©tion d’une vie modestement dĂ©diĂ©e Ă  la culture de sa terre. La toge blanche revĂȘtue par les sĂ©nateurs, ainsi que des termes comme « candidat» (de ‘candidus’ signifiant « pur » en latin) font Ă©cho Ă  cet enseignement rĂ©itĂ©rĂ© maintes fois : ceux qui pratiquent la politique doivent ĂȘtre la personnification mĂȘme des vertus qu’ils exhortent tout autre Ă  adopter.

Comme pour les Grecs, la relation politique/morale Ă©tait intimement attachĂ©e aux capacitĂ©s sacrĂ©es de la raison, comme l’écrivait « CicĂ©ron » dans ses Lois :
«Puisqu’il n’y a rien de mieux que la raison, et que la raison est prĂ©sente Ă  la fois en l’homme et en Dieu, il y a une association primordiale dans la raison entre l’homme et Dieu.» car si la raison Ă©tait l’attribut le plus ennoblissant de l’homme, la fondation d’une bonne sociĂ©tĂ© Ă©tait considĂ©rĂ©e comme le meilleur moyen de se conformer Ă  la volontĂ© Divine telle qu’elle s’exprimait dans le processus harmonieux de la nature. Le terme latin        « gravitas » exprimait fortement ce concept, l’un de ses dĂ©rivĂ©s, «grave» (au sens de «chargé») et « gravitĂ© », signifiait une aptitude Ă  la politique dont dĂ©pendait des personnes responsables, celles qui cogitent longuement avant de retenir un projet Ă  mĂȘme de soutenir au mieux leur communautĂ©. Les ‘Gravitas’ sont des personnes ayant amassĂ© une Ă©norme quantitĂ© de connaissances et d’expĂ©rience, ainsi tĂ©moignent-elles de racines solidement ancrĂ©es dans le ferme terroir de la vertu.

Quand, de nos jours, une personnalitĂ© politique se complimente de privilĂ©gier son instinct sur l’opinion judicieuse des autres, il serait de bonne aloi de rappeler Ă  son bon souvenir, succinct, les antiques leçons de l’histoire. Comme le montrent les despotes et les tyrans, trop d’ego dĂ©grade d’une maniĂšre dramatique la personnalitĂ© humaine. Quand nous devons Ă©valuer un individu sur ces capacitĂ©s Ă  occuper une fonction politique, nous devons nous rappeler Ă  jamais, ces trois vertus fonciĂšres que l’AntiquitĂ© jugeait comme les plus recommandables, Ă  l’esprit politique : honnĂȘtetĂ©, biensĂ©ance, gravitĂ© !