NOUVEL ORDRE SOCIAL
AU FEMININ! Rony Akrich

Les filles de Tselofh’ad sont des femmes dĂ©cidĂ©es: cinq sƓurs, dont les noms sont notĂ©s trois fois dans la Torah, s’arment de courage et se prĂ©sentent devant les dirigeants d’IsraĂ«l afin de plaider leur cause quant Ă  l’hĂ©ritage des terres de leur pĂšre dĂ©cĂ©dĂ©. Il est vrai, elles n’exigent aucun nouveau droit pour les filles, elles ne revendiquent nullement un hĂ©ritage Ă  parts Ă©gales avec les mĂąles, elles ne remettent pas, non plus, en question la loi concernant les droits de succession au masculin.

La dĂ©marche des sƓurs fait entendre une voix qui suggĂšre trĂšs justement la paritĂ© pour les filles lorsqu’il n’y a pas de fils, un embryon de ces mouvements qui s’exprimeront un jour, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, dans le futur.

Elles Ă©laborent un vĂ©ritable plan stratĂ©gique oĂč dĂ©cision est prise de ne pas agir prĂ©somptueusement mais de choisir l’instant le plus favorable pour s’exprimer, en particulier, lorsque Moshe abordera les lois relatives au lĂ©virat. Les 5 sƓurs cogitent sur l’argumentaire le plus appropriĂ© Ă  la requĂȘte, elles agissent ensemble, avec dĂ©termination, afin de s’assurer du succĂšs de leur entreprise.

Elles comprennent trĂšs vite que la tĂ©nacitĂ© prend source au creuset du commun effort et chaque fille prĂ©sente donc l’un des cinq moyens. Elles conduisent avec beaucoup d’habilitĂ© la plaidoirie, non point de leurs droits personnels, mais d’abord et avant tout d’assurer la pĂ©rennitĂ© du clan familial et perpĂ©tuer le nom du pĂšre.

Dieu reconnait la vĂ©racitĂ© de la requĂȘte comme le bon droit des filles vis-Ă -vis de leur revendication, en consĂ©quence de quoi, lĂ©gifĂšre-t-il dans le texte de la Torah. Non seulement les amendements concernant les lois sur l’hĂ©ritage, suite aux objections des sƓurs, sont pris en compte mais Ă©galement les contextes au sein desquels les Ă©vĂšnements se dĂ©roulent. Une histoire biblique peu banale!

Les filles de Tselofh’ad n’acceptent point la situation telle qu’elle est, elles se concertent et dĂ©cident, vent en poupe, de rencontrer Moshe, de lui expliquer le pourquoi et le comment de leurs objections et finissent par bouleverser le cours de l’histoire. En effet, nous sommes ici les tĂ©moins d’un Ă©vĂšnement oĂč seront, en quelque sorte, jetĂ©es les premiers fondements de la protestation fĂ©minine.

Les gĂ©nĂ©rations futures peuvent se rĂ©clamer comme se rĂ©fĂ©rer Ă  cette jurisprudence divine, source d’une plus grande autonomie et d’une reconnaissance de droits pour les femmes. Nous venons d’assister, de l’intĂ©rieur de la sociĂ©tĂ© patriarcale, Ă  une prise de parole public de la gente fĂ©minine, de son droit Ă  possĂ©der des biens en son propre nom, de tĂ©moigner et de parvenir Ă  une certaine paritĂ© religieuse.

La position biblique, trĂšs briĂšvement, n’accorde aucun droit de succession, sur l’hĂ©ritage familiale, aux femmes de la maisonnĂ©e, Ă©pouse et fille. A l’intĂ©rieur du modĂšle antique la composante fĂ©minine Ă©tait tout ou partie du patrimoine et donc exclue de toute lĂ©gitimitĂ© d’hĂ©riter, peu diffĂ©rente d’ailleurs du statut accordĂ© aux esclaves.

Suite au dĂ©cret divin oĂč les filles peuvent dĂ©sormais recevoir leur part lĂ©gitime, dans le seul cas ou toute filiation mĂąle aurait disparue, l’épouse, dans des conditions similaires, se voit encore et toujours refuser un quelconque droit au patrimoine. Les rĂšgles bibliques concernant l’hĂ©ritage sont Ă©noncĂ©es dans Le livre des Nombres au CH.27 versets 1 Ă  11. La veuve n’est aucunement citĂ©e Ă©tant donnĂ©e une lĂ©gislation toranique la privant de toutes parts aux propriĂ©tĂ©s de son mari, malgrĂ© qu’elle soit, dans l’absolu, son premier hĂ©ritier, bien avant ses fils.

Les veuves et les filles, dans le cas oĂč des enfants mĂąles existent, sont Ă  la merci des hĂ©ritiers hommes pour leur subsistance. C’est pourquoi les veuves et les orphelines Ă©taient parmi les membres les plus indigents de la sociĂ©tĂ© hĂ©braĂŻque.
La perte du nom, chez tout ĂȘtre humain, est le radical de toute iniquitĂ©, il est le symbole majeur de l’inhumanitĂ© perpĂ©trĂ©e Ă  l’encontre du prochain dans son identitĂ©. La dĂ©fĂ©rence due au nom accompagne naturellement l’obligeance des privilĂšges auxquels mon prochain est Ă  mĂȘme de pouvoir prĂ©tendre auprĂšs de la sociĂ©tĂ© mĂšre.

Les filles de Tselofh’ad veulent ĂȘtre reconnues, identifiables, en leur qualitĂ© d’ayants droit, la gĂ©nĂ©alogie tĂ©moigne du bien-fondĂ© de l’exigence au sein de l’espace du clan, l’espace de l’intĂ©gritĂ© et de la morale.

Au chapitre 36, le texte nous entraine vers une autre difficultĂ© Ă  propos de l’hĂ©ritage fĂ©minin. La propriĂ©tĂ© terrienne des filles de Tselofh’ad interpelle les familles tribales Ă  travers un cas de figure trĂšs prĂ©cis: le mariage de ces derniĂšres avec un membre d’une autre tribu soustraie inĂ©vitablement une part non nĂ©gligeable du terroir de la tribu d’origine.

A ce sujet, il est aisĂ© d’entendre la question et l’attente de son rĂšglement lĂ©gislatif, la rĂ©ponse de Moshe ira dans le sens voulu par les interpellant. L’affaire relĂšve ici de l’économie pure et donc le dĂ©cret divin ne surprend personne, ces mariages-lĂ  se feront entre les citoyens de la mĂȘme tribu.

Nul branche d’IsraĂ«l ne pourra ĂȘtre lĂ©sĂ©e au profit ou au dĂ©pend d’une autre, chacune prĂ©servera son patrimoine, cela va sans dire. Ce code endogamique est trĂšs cohĂ©rent car il amĂ©nage un modĂšle socio-Ă©conomique permettant d’une part un libre mouvement des biens mais d’autre part de respecter le blason identitaire. Celui-ci est manifestement le capital primordial Ă  dĂ©fendre afin de garantir la thĂ©saurisation mĂȘme de la descendance, ou de la dynastie familiale.

L’impĂ©ratif et la revendication de sa parentĂ©, de son hĂ©rĂ©ditĂ©, ne suffisent pas, dans ce contexte, Ă  calmer les esprits, au su et au vu des consĂ©quences pour tous. Si la tribu patriarcal s’épanouit et se reproduit grĂące aux gentes dames, il est donc fort possible que la situation devienne catastrophique en cas de mariages exogamiques des hĂ©ritiĂšres.

S’assurer de la pĂ©rennitĂ© familiale, de l’immuabilitĂ© du nom, recevoir sa part lĂ©gitime de terroir, tout est dĂ©fi au-devant d’une tradition remodelĂ©e par dieu lui-mĂȘme. Le droit de succession accordĂ© aux filles me parait plus intelligible lorsqu’il prend valeur de fondement sociĂ©tal.

Tout au long du vingtiĂšme siĂšcle, des hommes et des femmes ont commencĂ© Ă  lutter contre les prĂ©jugĂ©s sexistes, les comportements sous-entendus et les conduites malsaines. Un combat, loin d’ĂȘtre encore gagnĂ©, pour une reconnaissance de l’identitĂ© diffĂ©rentielle avec ses droits et ses devoirs, l’égalitĂ© Ă©ducative, professionnelle et sociĂ©tale. Les femmes du monde occidental redĂ©finissent lentement mais surement, l’ensemble des conceptions traditionnelles quant Ă  leur rĂŽle dans un monde, autrefois, totalement dominĂ© par les hommes.

Aujourd’hui, nos filles assument, peu Ă  peu, leur place lĂ©gitime, mais pas toujours sur un mĂȘme pied d’égalitĂ©, dans la sociĂ©tĂ©. Elles sont, dorĂ©navant et trĂšs certainement, beaucoup plus libres de choisir n’importe quelle voie professionnelle ou non, une des bĂ©mols demeurant ce manque de paritĂ© salariale pour un mĂȘme statut.

Bien que le droit au libre arbitre des femmes ne puisse plus ĂȘtre remis en cause, le nuage sociĂ©tal, sous lequel elles vivent et agissent, s’est Ă©normĂ©ment assombri et ce droit parait encore et toujours pouvoir ĂȘtre menacĂ©. Un nombre trop Ă©levĂ© de femmes sont victimes de prĂ©dateurs sexuels, Ă  l’intĂ©rieur et Ă  l’extĂ©rieur du foyer, du lieu de travail ou de l’espace public, sont-elles rĂ©ellement considĂ©rĂ©es comme des sujets Ă  par entiĂšre ou bien comme un objet utile pour la sociĂ©tĂ©?

Elles ont traversĂ© nombre d’épreuves, mais il reste encore un long chemin de pĂ©rĂ©grinations Ă  parcourir, elles doivent trouver le courage, la tĂ©nacitĂ© et la dĂ©termination des filles de Tselofh’ad. Elles doivent imiter leur foi absolue dans la justice et le bon droit de leurs requĂȘtes, s’assurer que toutes les femmes soient traitĂ©es avec Ă©gards, avec respect, avec dignitĂ© et avec la protection juridique et culturelle de notre sociĂ©tĂ©, prĂ©tendument si Ă©clairĂ©e.

Nous sommes les filles de Tselofh’ad si nous estimons avoir le droit au chapitre de l’histoire, si nous acceptons de signifier notre diffĂ©rence, si nous sommes convaincus de pouvoir changer les lois, si nous sommes intimement persuadĂ©s d’ĂȘtre dignes de la providence divine, si nous croyons dur comme fer pouvoir influencer demain et faire d’aujourd’hui un meilleur devenir.

 

On ne peut lire de tels rĂ©cits et restez pantois devant eux, c’est un fait indĂ©niable, la lĂ©gislation Ă©volue, change et s’adapte aux nouvelles rĂ©alitĂ©s du prĂ©sent. Noah, H’ogla, Milka, Tirtsah et Mah’la ont su faire face, contre toute attente, au pessimisme des uns et au dĂ©faitisme des autres. Elles Ă©taient prĂȘtes Ă  dĂ©fendre leurs droits, ce qu’elles pensaient ĂȘtre juste, et au nom de cette justice pouvoir gĂ©nĂ©rer une jurisprudence pour nous tous.
L’hĂ©ritage est non seulement un legs pour qui le reçoit mais tout autant son obligĂ©, il reste une illustration Ă©vocatrice de l’aventure humaine.

Le passĂ© offre quelque chose de lui-mĂȘme au futur, ses pertes comme ses profits, il les transmet. Je lui suis redevable de cette possible lignĂ©e, je suis son dĂ©biteur, au dĂ©but celui de mes ancĂȘtres, puis je deviens le crĂ©ancier de mes descendants. Un long fil d’Ariane se tend entre tous, par fidĂ©litĂ© Ă  une mĂȘme tradition, il nous unit et nous rĂ©unit Ă  travers les pages du roman de notre histoire familiale et humaine. Accepter le legs, c’est aussi concĂ©der: «L’hĂ©ritier devait toujours rĂ©pondre Ă  une sorte de double exhortation, Ă  une assignation contradictoire : premiĂšrement il faut savoir et savoir rĂ©affirmer ce qui vient « avant nous », et que pour autant nous recevons avant y compris de choisir, et nous comporter par rapport Ă  cela comme des sujets libres.

Oui [
] c’est prĂ©cisĂ©ment le faire entiĂšrement pour s’approprier un passĂ© dont on sait au fond qu’il reste inappropriable [
]. Non seulement accepter ledit hĂ©ritage, mais le rĂ©activer d’une autre maniĂšre et le maintenir en vie. Non le choisir [
] mais choisir de le conserver en vie. » (‘De quoi demain
’, entretiens de Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, 2003.)

C’est aussi souffrir ce privilĂšge qui fit de nous ce que nous sommes Ă  prĂ©sent, par-delĂ  l’erreur si commune oĂč l’individu s’apprĂ©hende en lui-mĂȘme, seulement. Impossible Ă  mon humble avis d’affirmer qu’un mouvement aussi structurant soit totalement endogĂšne, sans rĂ©fĂ©rant aucun avec l’extĂ©rieur. Faudrait-il, en consĂ©quence, remettre en question tout ce qui pourrait Ă©voquer ou tĂ©moigner de la prĂ©cellence de nos antĂ©cĂ©dents? On serait alors face Ă  une utopie postmoderniste oĂč l’homme actuel devrait refuser de reconnaĂźtre l’hĂ©ritage de son nom, de son histoire, de ses traditions, il serait cet Ă©lectron libre, indĂ©pendant de toute chose autre que lui-mĂȘme. Notre patrimoine nous offre un devenir, il reste source de rĂ©fĂ©rence inĂ©puisable Ă  travers l’ensemble de ces ĂȘtres et de ces choses qui ne sont pas nous.
Ce lien vital Ă  l’altĂ©ritĂ© est symptomatique de notre propre reprĂ©sentation.
« VoilĂ  pourquoi il est essentiel d’opĂ©rer une distinction fondamentale entre l’individuation et l’individualisation.

L’individu « individué » est une donnĂ©e universelle. Vous le trouverez oĂč que vous alliez dans l’espace et dans le temps humain. L’individualisme, en revanche, renvoie Ă  un mode spĂ©cifique de composition du collectif. Il correspond Ă  la visĂ©e de fonder un ordre social et politique sur l’individu et ses droits. Ce processus d’individualisation, lui, est une caractĂ©ristique singuliĂšre de la modernitĂ© occidentale ». (Marcel Gauchet dans Sciences Humaines, n°219, octobre 2010)

Par Rony Akrich pour Infos Israel News


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