L’embarras avec la jugeote c’est justement son état si peu endémique. En fait, elle subit le faible engouement, si ce n’est l’ignorance frénétique, du commun des mortels. Les intéressés, eux-mêmes, l’ont reléguée aux oubliettes de l’Histoire, la voilà devenue denrée rare, article introuvable et, disons-le, un genre très menacé !

Dites-moi, la jugeote ne voudrait-t-elle pas interpeller ces différents ‘partis’ politiques qui, par la voix de leurs tribuns, haranguent les foules aux seules fins d’une unité chimérique puisque tous reste le…, ou plutôt, la… ‘Partie’?

 

Prenons pour exemple l’ensemble des fractions religieuses en Israël, chacun se défend d’être le porte-parole de la Torah et pourtant, tous n’aspirent qu’à une seule vérité, la leur! Il serait fort dommageable, pour leur ego exacerbé, d’accepter d’entendre, de comprendre l’autre et ce, afin de concevoir, au mieux, un front commun.

Malgré cette espérance, nous voilà contraints d’assister aux échanges belliqueux, effroyablement vicieux et préjudiciables, de personnalités toujours suspectes d’intéressements personnels à mes yeux, qui s’évertuent à nous convaincre que les vessies sont des lanternes!

 

La superficie, comme le genre de la calotte, le volume du couvre-chef et la longueur de la barbe n’y changent rien, nous sommes face à un fait indéniable: une perte notoire d’influence auprès de l’électorat. Les altercations, au sein du parti ou à l’encontre d’autrui, sont grassement étalées sur la place publique et roulées dans la boue par les corbeaux maladifs. Nul ne prête vraiment garde aux conséquences désastreuses et affligeantes d’une telle conduite et d’un tel comportement qui brisent non seulement l’influence, mais profanent, également, toute déférence à la Torah d’Israël au sein du peuple. S’il en est ainsi, permettez-moi de transcrire, grâce à l’éminence du clavier, mon opinion concernant ce sujet.

 

La pensée même d’une possible division demeure, en absolu, totalement éloignée des principes de la Création. En aucun cas, ni à aucun moment, la Vie ne suspend son vol vers la totalité et l’infini. Il s’agit d’une illusion de séparation, une idée erronée de la réalité dissociée de tout ce qui est, source expansive dont les échos blessent la profondeur céleste de l’être, dans son existence sociale comme à l’échelle de ses engagements politiques.

L’idéal du ‘tout’ est un absolu, il demeure probant mais reste vacant là où l’unité de la Vie devient contraignante, là où le régime de la division règne en despote.

 

« Le point de vue de l’unité perçoit la vision totale des individus séparés les uns des autres comme n’étant qu’une erreur des sens et un manque d’illumination. Mais la réalité est en  vérité tout simplement une grande unité. Les nombreux êtres multicolores ne sont que des expressions particulières, des éléments différents, des couleurs et des teintes différentes, de cette unicité unique. » (Orot haKodesh. Rav Kook)

 

Ainsi sont les gouvernements politiques qui embrigadent les esprits dans une pensée unique, ne laissant aucune place au libre-arbitre.

Déclarons, haut et fort, notre identité morale à travers une réelle pratique, affirmons, au quotidien, les normes de notre éthique.

La nécessaire liberté de l’homme doit pouvoir se manifester et révéler ainsi l’image Divine comme reflet du visage humain. Son humanité ne peut s’inspirer uniquement de la raison sensible de l’être réfléchi, elle est d’abord, et avant tout, le fruit des attributs du Créateur lors de sa Création.

 

De toute évidence, les individus s’imaginent avoir carrément conçu par eux-mêmes les normes et valeurs morales au gré des pages de leur Histoire. Mais ils oublient la vie, celle qui s’écoule depuis sa source et transporte les gènes de l’inné vertueux vers une existence probable si seulement le potentiel se voyait mis à jour. Un mouvement turbulent où l’homme, malgré tout son déterminisme peut, s’il le veut foncièrement, s’engager, militer et résister à l’adversité du moment, ne jamais vouloir rester dans le doute et la crainte, faire le dos rond ou baisser la tête devant l’inconcevable. Décidons à tout moment quel sera notre devenir pour, ainsi, affirmer ‘qui je suis’ et le vivre pleinement!

Nous élaborons de nouveaux principes contraignants pour mieux contenir l’homme et la société, en proportion du reflet de notre image, de notre être vivant, individuel ou collectif.

 

Le ‘Moi’ exacerbé n’a aucune chance de pouvoir appréhender le sens de la totalité et du ‘tout’ absolu de l’existence, trop d’orgueil l’enferme au sein de carcans perceptibles qui endiguent en vérité ce qui, dans l’être, n’a plus de limite.

 

L’harmonie infinie de la vie ne peut être circonscrite, par contre il est tout à fait concevable de réduire son moi en générant une authenticité de l’idée du moi. L’ego façonne le clivage entre le bien et le mal pour déterminer qui il est mais, comme le cadre est irréel, il le révise continuellement selon cette ‘idée’ de lui-même où rien d’autre ne peut être. Ce qui est assez intéressant à observer, c’est qu’il ne perçoit guère le mouvement inéluctable du projet divin vers le mieux et le meilleur, essentiellement lorsqu’il est confronté à autrui. En conséquence, il peut volontiers penser que le ver est déjà dans le fruit de l’homme car, en réalité, nos humains ont une fâcheuse tendance à s’apprécier, non point à leur juste valeur, mais bien à travers un modèle très diffèrent d’eux-mêmes.

 

Libre arbitre quand tu nous tiens, le jeu en vaut-il la chandelle?

 

Tout évolue vers le drame lorsque le ‘Moi’ hypertrophié pense être l’unique savant capable de comprendre les dualités existentielles, l’unique savant à posséder suffisamment de sagacité et le seul, ajouterais-je, à considérer tout autre que lui comme dément. Il existe là, précisément, une espèce de conviction sournoise et dangereuse, source violente, un ‘casus belli’ irréversible menant au conflit, à la guerre. Une ‘foi’ servant d’exutoire au narcissisme irréfléchi.

 

Ici, au pays où devraient couler le lait et le miel, notre colère, celle des uns contre les autres, peut se justifier au vu et au su des erreurs politiques et religieuses du passé. Le bon sens voudrait nous voir agir. Il voudrait nous entendre déclarer que nous sommes bien au-dessus de ces querelles de boutiquiers. Et, surtout, il voudrait nous voir capables de maîtriser notre courroux intérieur. Il est clair pour nous tous, en Israël, que vouloir seulement en découdre avec le monde religieux n’aboutira jamais à résoudre tous les antagonismes. Rien de vraiment tangible pour notre nouvelle société hébraïque dans son ensemble, si tout un chacun continue de croire, ostensiblement, à sa seule rhétorique politique et son intime dialectique pour un credo religieux dépassé et déphasé.

Trop souvent le dogme se trouve aliéné et fait preuve d’une stupidité surabondante.

« Quand toute une nation ne sait plus s’occuper que de niaiseries, quelle attention peut-elle donner aux grandes choses ? (J. J. Rousseau.)

L’absurdité des peuples, des puissants, nous confronte violemment aux réalités dramatiques d’un monde en pleine effervescence mais surtout d’un occident aveuglé par ses propres croyances erronées. Une foi toute religieuse en sa propre puissance, sa raison et sa morale l’entraine inexorablement vers les méandres d’une Histoire qu’il ne comprend plus, qu’il n’entend plus. Quelques exceptions au sein de ces sociétés, aliénées par les marchés, le festif et l’ignorance, sont hypocritement vilipendées au quotidien par des medias acquis aux principes de l’abrutissement des masses comme du nivellement par le plus bas et le plus misérable de la personne humaine.

 

Quelles en sont les conséquences sur le plan national comme international?

Le bon sens et l’Histoire, passée et récente, nous ont appris que les dictateurs mégalomanes ne peuvent jamais vraiment être apaisés ou conciliants. Tôt ou tard, ils doivent être confrontés et provoqués par la nécessaire liberté de pensée et de mouvement des hommes.

Le bon sens nous enseigne qu’il y a du bien et du mal, des agresseurs et des victimes dans le monde.

Le bon sens exclut toute notion d’égalité morale comme une pensée où tous les individus pourraient être d’accord sur tout et n’importe quoi.

Le bon sens pousse les nations et les créatures à se défendre contre les violences injustifiées et la terreur aveugle.

Le bon sens nous interdit de renoncer à la propriété physique actuelle au nom de futurs accords fugitifs de demain.

 

De sinistre mémoire, nous nous souvenons des accords de Munich en 1938 et, plus tard, ceux d’Oslo en 1992. Les premiers provoquèrent la mort et le génocide de dizaines de millions d’êtres humains sur la surface de notre terre. Les seconds, pour le seul minuscule état d’Israël, entraineront l’assassinat sauvage de plus de 1500 hommes, femmes et enfants. A la lumière de ces deux exemples probants il est aisé de prouver et de signifier la finalité du manque de bon sens ou, si vous préférez, de la dramatique connerie humaine. Churchill fit remarquer qu’à Munich, Chamberlain sacrifia l’honneur de l’Angleterre afin d’éviter la guerre, pour, en retour, obtenir le déshonneur et la guerre, ainsi en fut-il!

 

Le bon sens nous est si souvent étranger parce qu’il exige, généralement, une décision douloureuse à prendre, la nature humaine est très réfractaire à ce genre d’engagement. Elle reste terrifiée face au devoir qui l’interpelle et préfère s’en remettre aux vertus de la diplomatie.

En conséquence, hier comme aujourd’hui, le bon sens est relégué au vœu pieu de la pensée inconsciente et les regrets, comme les condoléances, ne viendront qu’a posteriori, mais il sera toujours trop tard pour des millions de nos frères.

 

Une parabole chinoise de Liu-Ji, datant du 14ème siècle, illustre bien cette lecture négligée du pouvoir politique :

Dans l’État féodal de Chu, un vieillard survivait en gardant des singes à son service. Les gens l’appelaient « Ju gong » (Maître singe).

Chaque matin, le vieil homme rassemblait les singes dans sa cour et donnait l’ordre à l’aîné d’emmener les autres, dans la montagne, ramasser des fruits sur les arbres et dans les buissons. La règle exigeait que chaque singe donne le dixième de sa récolte au vieillard, et ceux qui ne le faisaient pas étaient violemment fouettés. Tous les singes en souffraient mais n’osaient s’en plaindre.

Un jour, un jeune singe s’adressa aux autres : « Le vieil homme a-t-il planté tous les arbres fruitiers et buissons ? » Les autres répondirent : « Non, ils ont poussé naturellement. » Le jeune singe insista : « Ne pouvons-nous pas prendre les fruits sans la permission du vieil homme ? » Les autres répondirent : « Si, nous pouvons tous le faire. » Le jeune singe continua : « Alors pourquoi devons-nous dépendre du vieil homme ; pourquoi devons-nous tous le servir ? »

Avant que le petit singe ne finisse sa phrase, tous les autres avaient compris et s’éveillaient.

La nuit même, s’assurant que le vieil homme était endormi, les singes détruisirent l’enclos dans lequel ils étaient confinés. Ils prirent les fruits que le vieil homme avait emmagasinés et les emportèrent dans la forêt pour ne jamais en revenir. Le vieil homme finit par mourir de faim.

Liu-Ji conclut : « Certains hommes, dans le monde, dominent leur peuple par l’imposture et non pas par la justice. Ne sont-ils pas comme le Maître singe ? Ils ne se rendent pas compte de leur confusion d’esprit. Dès que leur peuple comprend la chose, leurs ruses ne fonctionnent plus. »

 

Il est intéressant de noter que l’Hébraïsme biblique et la tradition juive accordent une large place au bon sens. Kohelet (l’Ecclésiaste) et Mishlei (les Proverbes), les deux livres écrits par le roi Salomon, sont justement des ouvrages de bon sens aux traits de caractères universels et d’une vision pratique de la vie et du monde.

 

Mes maîtres à penser contestaient fréquemment mes subtiles reparties qui tentaient de leur faire entendre les raisons de ma contradiction, ils m’affirmaient simplement qu’elles ne satisfaisaient pas au « bon sens » du sujet en cours.

Ils voulaient, essentiellement, m’enseigner que si l’objection n’a pas de sens, elle n’est ni juste ni vraie. Dans le Judaïsme, la foi déclarée et le sens caché sont équilibrés par la logique et la raison commune, même le savoir-faire, aussi rigoureux soit-il, doit être mesuré par ce que je nomme, le juste entendement. Dans le ‘Mishlei’, le fautif n’est pas tant le principal objet de mépris du roi Salomon car, qui ne faute à un moment donné de sa vie si ce n’est l’insensé, celui qui manque de bon sens, de jugeote.

 

Selon le roi Salomon, le manque de bon sens causera inévitablement une erreur profonde de jugement, une faute d’appréciation fatale et une terrible catastrophe au final. Personne ne prémédite une telle chose, nul ne pense pouvoir se tromper, chacun spécule sur ses analyses des pour et des contre et, trop souvent, de manière subjective. Tout cela nous entraine vers de fâcheuses erreurs, des jugements stupides qui deviennent très vite les désastres de notre Histoire. Pourtant, si les processus de la pensée ne sont pas conduits par le bon sens instinctif et la jugeote réfléchie, présents en chacun de nous, nous voilà perdus entre charybde et scylla. Le Judaïsme croit au bon sens collectif au sein de la société dans son ensemble, être a l’écoute de la ‘vox populi’ est un refrain communément réitéré par nos Sages. Nous devrions, ainsi, nous efforcer de rendre le bon sens plus ordinaire, la jugeote plus habituelle dans notre vie quotidienne, personnelle et nationale.

 

« Les êtres imprégnés d’amour pénètrent les couches de l’Humanité et rencontrent des factions de nations, de religions, d’oratoires et d’idéaux contradictoires. Ils s’évertuent de toutes leurs forces à réunir en un toutes les parties, de rassembler et de fédérer, aidés du bon sens spirituel de leur âme si pure qui s’élève et plane vers les zéniths Divins au-dessus de toutes les contraintes. Ils reconnaissent que toutes les particularités doivent devenir totalité, que les meilleures formes sociétales doivent être promues et doivent entrer avec toute la félicité de leur particularisme dans La lumière d’une vie parfaite. Ils désirent que chaque particule soit préservée et exaltée, et l’ensemble achevé, uni et rempli de paix. » (orot hakodesh. Rav Kook)