C’est une tendance silencieuse mais lourde de conséquences : les universités les plus prestigieuses des États-Unis, autrefois symboles de réussite pour la jeunesse juive américaine, attirent de moins en moins d’étudiants juifs. Harvard, Columbia, Cornell ou encore l’Université de Pennsylvanie (UPenn) voient reculer leur proportion d’inscrits juifs, sur fond de montée des actes antisémites et de mobilisations pro-palestiniennes radicales sur leurs campus.
Selon les données publiées par l’organisation juive Hillel, qui centralise les chiffres d’inscriptions, la baisse enregistrée entre 2023 et 2025 atteint 3 à 5 % dans les établissements de la Ivy League. En chiffres absolus, cela représente près d’une centaine d’étudiants juifs en moins par promotion. « À première vue, cela peut sembler marginal, mais historiquement c’est un basculement profond », analyse un responsable de Hillel. Pendant des décennies, les Juifs américains ont été représentés dans ces universités bien au-delà de leur proportion dans la population nationale.
L’exemple de l’UPenn illustre cette érosion : de 20 % d’étudiants juifs en 2010, le chiffre est tombé à 13 % en 2016, et continue désormais de glisser. Un symbole fort pour un établissement qui a vu passer parmi ses diplômés Ronald Lauder, Steven Spielberg, Michael Bloomberg… et Donald Trump.
Des parents inquiets avant tout
Ce repli ne traduit pas seulement un choix des jeunes eux-mêmes mais surtout celui de leurs familles. Une enquête menée en 2024 auprès de 427 parents juifs révélait que près de deux tiers d’entre eux avaient rayé au moins une université de la Ivy League de la liste des candidatures de leurs enfants en raison de la peur de l’antisémitisme. Dans certains lycées juifs d’élite, la rupture est spectaculaire : la prestigieuse Ramaz School à Manhattan, habituée à envoyer une douzaine de diplômés par an à Columbia, n’y a pas dirigé un seul élève l’an dernier – une première historique.
L’histoire rend cette régression encore plus amère. Dans les années 1920 et 1930, Harvard ou Yale imposaient des quotas officieux pour limiter l’entrée des Juifs. Le président de Harvard de l’époque, Lawrence Lowell, osait écrire que « l’antisémitisme croît proportionnellement au nombre de Juifs », justifiant ainsi ces restrictions. Les portes ne se sont véritablement ouvertes qu’à partir des années 1960-1970, permettant aux Juifs de devenir un pilier de l’élite universitaire américaine.
Des campus devenus hostiles
Depuis le 7 octobre 2023 et les massacres perpétrés par le Hamas, les tensions se sont exacerbées. Les manifestations pro-palestiniennes se multiplient dans les universités du Nord-Est. À Harvard, un étudiant israélo-américain a été agressé physiquement. À Columbia, des étudiants juifs ont porté plainte contre l’université pour harcèlement, après avoir été pris à partie à quelques jours du drame. Les sondages montrent que la proportion d’étudiants juifs de la Ivy League qui disent s’autocensurer par peur pour leur sécurité est passée de 13 % en 2023 à 35 % en 2024.
Le Sud, nouveau refuge académique
Face à ce climat, d’autres campus en profitent. Dans le Sud et le Sud-Ouest des États-Unis, plusieurs universités investissent pour accueillir davantage d’étudiants juifs : restaurants casher, centres Hillel flambant neufs, programmes académiques dédiés. Résultat : la communauté juive de Vanderbilt (Nashville) a crû de 20 % en deux ans, Tulane (Nouvelle-Orléans) affiche près de 40 % d’étudiants juifs en premier cycle, et l’Université de Floride abrite désormais environ 10 000 étudiants juifs, soit la plus grande communauté du pays.
« Les étudiants ne cherchent pas nécessairement un campus pro-israélien », souligne le rabbin Zalman Lipskier, responsable du mouvement Habad à l’Université Emory (Atlanta). « Ils veulent simplement étudier sans craindre d’être harcelés ou agressés en allant en cours. »
Une fracture américaine
Le basculement des Juifs américains d’un Nord-Est intellectuellement prestigieux vers un Sud plus accueillant témoigne d’un paradoxe. Les bastions historiques de l’élite académique – Harvard, Columbia, Yale – deviennent des lieux perçus comme hostiles, tandis que des institutions moins cotées, mais plus protectrices, gagnent en attractivité.
Ce mouvement révèle une réalité inquiétante : l’antisémitisme, jadis contenu dans les marges, s’invite désormais au cœur de l’université américaine. Une université qui, tout en se voulant progressiste et inclusive, peine à protéger ses étudiants juifs.
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