UNE FRATERNITE ASSASSINEE – Par Rony Akrich

 

 

DĂšs son dĂ©but, l’Histoire conçue par l’Homme place l’HumanitĂ© sous le signe de la violence. La lecture du chapitre 4 de la GenĂšse est totalement ahurissante, mais tout aussi dramatique, Ă©mouvante pour nous qui avons la nette impression de vivre encore et toujours dans ce mĂȘme temps.

 

Nous sommes nous-mĂȘmes CaĂŻn et Abel, car beaucoup d’inhumanitĂ© vibre parmi et autour de nous. Nos deux premiers ĂȘtres humains sont l’un prĂšs de l’autre parce qu’ils sont frĂšres, et soudain l’un se dresse contre l’autre et le tue. Disons-le sans crainte, ce que l’homme invente dans ce chapitre, c’est la mort. Certes, D.ieu avait-il prĂ©venu Adam et Ève: «Vous mourrez», toutefois cela paraissait comme un risque virtuel. Tant que tout demeurait dans le Temps divin, il y avait cette menace intimidante pour l’HumanitĂ©, mais nul n’était mort encore.

 

Adam et Eve, malgrĂ© leur faute n’avaient pas pĂ©ri, le serpent mĂȘme Ă©tait encore et toujours prĂ©sent. Dans cette aventure, bien que les humains soient propriĂ©taires de leur propre histoire et capables de crĂ©er, ce qu’ils engendrent principalement, c’est la mort. Abel est le premier homme qui trĂ©passe, et son dĂ©cĂšs ne survient pas dans l’ordre naturel des choses. La mise en garde divine d’une possible mort ne va pas s’accomplir au cours d’une primitive ruine physique de l’homme, il y aurait peut-ĂȘtre alors un sentiment de satisfaction d’accomplissement qui nous amĂšnerait Ă  inviter la mort dans certaines circonstances. Non, Abel n’a pas voulu mourir, il voulait vivre, mais son frĂšre CaĂŻn l’a assassinĂ©.

 

Un rĂ©cital d’inhumanitĂ©s, mais aussi une sĂ©rĂ©nade d’échecs.

 

Dans cette chronique humaine profanĂ©e et gĂ©nĂ©rĂ©e par l’homme, serait-il possible de vivre uniquement contraint par les normes de violence ? En vĂ©ritĂ© ces hommes crĂ©ent aussi : en premier lieu le dĂ©vouement, puis la culture, la civilisation dans toute l’étendue du terme, CaĂŻn bĂątira une citĂ©, les descendants de CaĂŻn concevront l’agriculture comme un art, composeront la musique, imagineront aussi l’art de forger le fer. L’ensemble de ces activitĂ©s restent les fruits de l’homme, toutefois ils demeurent encore empreints d’une charge plus que nĂ©gative car, fourvoyĂ©s dans les mĂ©andres de relations inhumaines, lĂ  sera l’échec, lĂ  tout devra disparaĂźtre englouti par le DĂ©luge. Qu’importe votre peine si elle se termine dans la violence, qu’importent vos efforts justifiĂ©s ou non, tout sera blĂąmĂ© et vouĂ© au dĂ©sastre.

 

Inhumanité, deuil, malheurs : voici les sujets de la tragédie.

 

Qui sont les personnages acteurs de ce conflit, qui encouragent un pareil agrégat de catastrophes ?

Qui sont Abel et CaĂŻn?

Que symbolisent-ils pour que leur conduite soit autant pénétrée par les marques de la honte ?

 

L’opinion exprimĂ©e par les Textes talmudiques et pareillement par les ExĂ©gĂštes juifs du Moyen Age est d’une certaine maniĂšre plus Ă©lĂ©mentaire et plus sĂ©rieuse. Ce qui s’oppose ici en CaĂŻn et Abel, ce sont les frĂšres ; ils nous rĂ©vĂšlent un nouvel ordre, une lutte fratricide. L’homme devient l’adversaire de l’homme, justement parce que tout homme est frĂšre de l’autre. Au sein de la fraternitĂ© existent non seulement la formidable sollicitation de l’homme, les circonstances avec lesquelles il peut et doit indubitablement se raconter, mais encore les raisons de ses dĂ©boires. CaĂŻn et Abel sont arrivĂ©s l’un Ă  la suite de l’autre, la nature les dissocia pour un temps, juste l’essentiel pour une cĂ©leste diversitĂ©, mais si cĂ©leste qu’ils se retrouvĂšrent cĂŽte Ă  cĂŽte, tendrement, pour un devenir de fraternitĂ©. Au sein de ce concept vibre intensĂ©ment le problĂšme de l’homme, c’est lĂ  que le bĂąt blesse.

 

De prime abord le silence d’Abel reste Ă©trange, nul propos de sa part, il ne nous laisse aucun tĂ©moignage ; quant Ă  CaĂŻn, il se trouve ĂȘtre bien plus prolixe. Ce non dialogue entre frĂšres est un dialogue de sourds, le dialogue fatal, c’est l’impossible rencontre qui forcement s’achĂšvera dans la violence. L’un des frĂšres ne fait qu’ouĂŻr, ne pipe mot, fatalement l’autre monopolise totalement le verbe, et fatalement tout rapport devient impossible. Le fraternel s’est fondu dans le silence de l’ĂȘtre-muet, il nous reste l’homme seul et isolĂ©. Les sages interprĂštent aussi les consĂ©quences mentales qui transformeront si dramatiquement les hommes en souffre-douleurs, de mal en pis dans les relations entre individus, dans les relations entre peuples. Il s’agit lĂ  d’une difficultĂ© de rapport probable ou improbable entre l’individu totalement instruit du Projet Divin et qui, de ce fait, dĂ©serte ce monde, et l’autre qui, Ă  l’opposĂ©, s’abandonne pleinement Ă  la matiĂšre et Ă  son «bien d’avoir», il se refuse Ă  tout au-delĂ .

 

A premiĂšre vue, la rencontre semble possible, malgrĂ© les difficultĂ©s Ă©videntes, inhĂ©rentes aux positions extrĂȘmes des uns et des autres. La volontĂ© de vivre ensemble, au mieux d’une rĂ©elle union fraternelle, d’une existence fraternelle, ne s’accomplira que dans la mesure oĂč, conjointement tout un chacun des frĂšres consentira Ă  devenir tout Ă  la fois celui de l’ici-lĂ  et celui de l’au-delĂ . Ensemble il nous faudra parvenir Ă  cette part de vie immanente et transcendante, une portion du devenir immĂ©diat et une portion du devenir transcendant. L’impossibilitĂ© pour l’ĂȘtre fraternel d’accepter une quelconque sĂ©paration entre l’un et l’autre, l’entraĂźne vers une sublime aspiration en quĂȘte des traits d’union. L’existence fraternelle n’est que gĂ©nĂ©reuse, elle ne peut ĂȘtre que celle qui octroie Ă  l’autre tout ce qu’elle possĂšde. Chacun sachant se bonifier et se perpĂ©tuer dans la pleine cohĂ©rence qui enveloppe tout autant mon propre moi; mon espace peut et doit alors ĂȘtre aussi celui de mon frĂšre, c’est Ă  ces seules exigences que rĂ©pond le concept de fraternitĂ©. Nous voilĂ  frĂšres, sans aucune ligne de dĂ©marcation et peu importe nos desseins mĂȘme pacifiques.

 

Levinas remarque que chacun est responsable d’autrui avant mĂȘme d’avoir choisi de l’ĂȘtre. S’appuyant sur la question de CaĂŻn : “Suis-je gardien de mon frĂšre ?” Levinas y voit la rĂ©vĂ©lation d’une responsabilitĂ© que CaĂŻn n’a pas choisie. Il est frĂšre d’Abel, par son origine. Pour Levinas «autrui» ramĂšne nĂ©cessairement Ă  la responsabilitĂ© Ă©thique. « Il y a relation Ă©thique quand l’autre n’est ni moyen, ni outil, ni caution, ni faire-valoir, mais qu’il dĂ©borde le projet d’assimilation (phagocytage), quand l’autre n’est pas enfermĂ© dans la sphĂšre du mĂȘme (qu’il refuse la conformitĂ© Ă  un stĂ©rĂ©otype culturel, par exemple), qu’il se laisse dĂ©couvrir comme appel, comme exigence Ă©thique qui nous met en demeure de rĂ©pondre Ă  la question: “Qu’as-tu fait de ton frĂšre ?”


RĂ©daction francophone Infos Israel News pour l’actualitĂ© israĂ©lienne
© 2025 – Tous droits rĂ©servĂ©s