Une victoire sacrifiĂ©e – Par Rony Akrich

«Iftah’, le Gilaadite, fils d’une prostituĂ©e, Ă©tait un vaillant guerrier.»
Peu de gens auraient mis cette information, en guise d’introduction, sur leur carte de visite, un propos biblique contrastĂ© pour un personnage, certes, non des moindres.
L’information est pourtant nĂ©cessaire car, Guilaad, le pĂšre de Iftah’ est bien mariĂ© et gĂ©niteur d’une progĂ©niture naturelle qui, en grandissant, apprĂ©cie de moins en moins la prĂ©sence du ‘bĂątard‘ Ă  sa table. Au moment de la mort du pĂšre, les garçons dĂ©cident, d’une seule et mĂȘme voix, de chasser du foyer familial l’intrus qui, selon eux, n’a aucun droit Ă  l’hĂ©ritage.

Blessé dans son amour propre depuis de nombreuses années, le voilà maintenant banni, sans famille, seul et exilé par les enfants de son pÚre.
Iftah’ vagabonde et erre loin de chez lui. Il devient par nĂ©cessitĂ© et colĂšre chef de bande, les hors-la-loi de tous bords le rejoignent, ensemble ils combattent, pillent et s’enracinent sans crainte dans cette rĂ©gion du grand nord-est de Canaan.
Iftah’ y rĂšgne dorĂ©navant en maitre et sa renommĂ©e s’étend sur toutes les provinces alentours.
AprĂšs la conquĂȘte partielle de la terre d’IsraĂ«l par Yeoshoua, les ennemis des HĂ©breux reprennent du poil de la bĂȘte et ne reculent plus devant de nouvelles opportunitĂ©s de belligĂ©rance.
A l’est du Jourdain, les populations tremblent face Ă  la menace des Ammonites. Les anciens se rĂ©unissent afin de nommer un homme de guerre Ă  leur tĂȘte, capable d’éliminer la menace imminente. Nulle proposition ne trouve grĂące Ă  leurs yeux, aussi dĂ©cident-ils de faire appel au plus terrible des guerriers qui sĂ©vit en ce temps-lĂ  : demandons Ă  Iftah, pensent-ils tout naturellement, c’est un enfant du pays, il ne peut refuser ce retour en gloire, dans le giron de sa famille malsaine, en nous conduisant Ă  la victoire.
C’est, certes, sans compter la mĂ©moire infaillible de notre hĂ©ros.

Il ne laisse rien au hasard et rappelle, Ă  leur mauvais souvenir, le silence complice et assassin dont ils firent preuve, au vu et au su d’une Ă©norme injustice, dont il fut l’innocente victime. Comme fils de p
, il n’eut droit Ă  aucune considĂ©ration, aucune reconnaissance, il n’était pas assez bien pour eux. Les voilĂ  aujourd’hui, tout penauds devant lui, le visage contrit, les Ă©paules affaissĂ©es, les mains jointes de supplications, ils auraient, dit-on, besoin de ses services pour leur sauver la peau ! Ignobles faux-justes, sournois salopards !
Il nĂ©gocie habilement sa rĂ©ponse : s’il revient, c’est comme chef des armĂ©es et non comme mercenaire. Il faut envisager Ă©galement, si jamais la victoire leur souriait, une probable direction politique.
Les anciens n’ont guùre trop le choix.
Ils acceptent donc l’ensemble des propositions et ramĂšnent ainsi triomphalement le sieur Iftah’ au pays. Celui-ci se met immĂ©diatement dans la peau de son personnage, son rĂŽle sera de conduire les enfants d’IsraĂ«l au combat et Ă  la victoire matĂ©rielle et spirituelle. Etonnamment, tout commence non par la guerre mais par l’ouverture de nĂ©gociations avec le roi d’Ammon.
Un premier message interpelle le souverain : « pourquoi veux-tu nous combattre ? »
Le roi renvoie une missive : «lorsque votre peuple est sorti d’Egypte, vous avez volĂ© notre terre. Rends-nous (les territoires) et nous ferons la paix ».
Iftah’ ne se laisse pas conter fleurette et rĂ©pond trĂšs sagement avant de verser le sang, il faut en appeler Ă  la raison objective de l’ennemi. Ainsi, non seulement s’avĂšre-t-il fin diplomate, mais tout autant sincĂšrement humain, sa connaissance du passĂ© de son peuple et de leurs pĂ©rĂ©grinations depuis la sortie d’Egypte ne peuvent ĂȘtre le fruit du hasard. Il est le fils d’un pĂšre qui prit soin de lui et se prĂ©occupa de son Ă©ducation.

Aussi peut-il, avec beaucoup d’assurance, se permettre d’expliquer la vĂ©ritĂ© historique Ă  son interlocuteur et par la mĂȘme occasion dĂ©clarer ĂȘtre le serviteur du Dieu d’IsraĂ«l.
Quel chemin parcouru depuis le chef de bande jusqu’au diplomate courageux, l’humble et le profond croyant ?
La rĂ©action d’Ammon est sans surprise. Il refuse de reconnaitre les droits d’IsraĂ«l. Il refuse de renoncer Ă  sa revendication territoriale.
Il est donc temps, maintenant, de partir en guerre.
Toutefois, Iftah’ s’accorde un moment avant le dĂ©but des hostilitĂ©s pour prier. S’agit-il d’une priĂšre ou bien d’un pacte avec l’Eternel ?
Et Iftah’ fit un vƓu Ă  l’Eternel en disant : « Si tu livres en mon pouvoir les enfants d’Ammon, la premiĂšre crĂ©ature qui sortira de ma maison au-devant de moi, quand je reviendrai vainqueur des enfants d’Ammon, sera vouĂ©e Ă  l’Eternel, et je l’offrirai en holocauste. »
Il part combattre les Ammonites, leur inflige une dĂ©faite massive et s’en retourne chez lui aurĂ©olĂ© des couronnes de la victoire.
C’est sa propre fille qui sort de sa maison et court à sa rencontre au son de la musique et des danses. Elle est son seul enfant, aucun autre fils ou fille, sauf elle.
Lorsqu’il la voit, pleine de vie et d’amour, il tombe Ă  terre et dĂ©chire ses vĂȘtements.
Il vient de comprendre le drame dont il est l’auteur.
Ce qui est Ă©trange depuis un moment, c’est bien le fait de savoir que l’Esprit de l’Eternel Ă©tait avec Iftah’ et pourtant sa parole ne put Ă©valuer l’énormitĂ© des consĂ©quences de son verbe prieur.
La grande question reste posée : va-t-il réellement offrir sa fille en holocauste ?
Nous savons pertinemment que les sacrifices humains sont clairement prohibĂ©s par Dieu. Aussi ai-je un mal fou et ne puis-je me rĂ©soudre Ă  penser qu’il puisse, malgrĂ© son vƓu, se laisser entrainer dans une telle ignominie.
Quelle souffrance pour sa fille !
Quelle souffrance pour ces femmes que de devoir subir ce choix bien malgré elles, cette vindicte patriarcale !
J’ose espĂ©rer un moindre mal que celui du sacrifice humain.
Éventuellement celui d’ĂȘtre consacrer Ă  dieu et seulement Ă  lui, sans jamais se marier ni avoir d’enfants. Chacun se forgera son opinion !
Iftah’ dit Ă  sa fille : « HĂ©las ! Ma fille, tu m’accables ! C’est toi qui fais mon malheur
! C’est ta faute !»
Elle lui rĂ©pondit: « Mon pĂšre, tu t’es engagĂ© devant Dieu, fais-moi ce qu’a promis ta bouche, maintenant que l’Eternel t’a vengĂ© de tes ennemis, les Ammonites. Seulement, ajoute-t-elle, qu’on m’accorde cette faveur, de me laisser deux mois de rĂ©pit, afin que j’aille, retirĂ©e sur les montagnes, pleurer avec mes amies sur ma virginitĂ©. »

Ce passage biblique nous entraine beaucoup plus loin dans notre réflexion.
Sa lecture nous amĂšne Ă  mĂ©diter sur la condition des autres filles et femmes tout du long de l’Histoire.
Comment, alors, ne pas se souvenir de la célÚbre Iphigénie ?
Euripide écrit deux tragédies, Iphigénie en Tauride et Iphigénie à Aulis, relatant des évÚnements trÚs ressemblants. On notera que la version adoptée par Euripide dans Iphigénie en Tauride confirme en bien des points celle des Chants Cypriens :
IphigĂ©nie est l’une des filles d’Agamemnon, frĂšre de MĂ©nĂ©las, et de Clytemnestre. Au dĂ©but de la guerre de Troie, la flotte des AchĂ©ens est bloquĂ©e dans le port d’Aulis, Ă  cause d’une faute commise par Agamemnon contre la dĂ©esse ArtĂ©mis.
Afin de faire partir cette flotte, ce dernier interroge le devin Calchas. Celui-ci lui rĂ©pond qu’il ne pourra apaiser la colĂšre de la dĂ©esse que s’il sacrifie IphigĂ©nie, sa propre fille.
Comme tout bon pĂšre, le souverain s’oppose d’abord Ă  ce sacrifice. NĂ©anmoins, Ulysse et MĂ©nĂ©las parviennent Ă  le convaincre d’accepter. Il monte alors un stratagĂšme et fait venir sa fille Ă  Aulis sous le prĂ©texte de la marier Ă  Achille. Mais selon la lĂ©gende, le jour du sacrifice, au moment fatidique, ArtĂ©mis l’aurait prise en pitiĂ© et remplacĂ©e par une biche, in extremis.
Si nous lisons rĂ©guliĂšrement ce chapitre biblique, ce n’est certainement pas pour cĂ©lĂ©brer l’épouvantable initiative d’Iftah’, mais comme signifiĂ© et signifiant Ă©voquant les va-t’en guerre qui tolĂšrent les possibles sacrifices, non pas d’une, mais de plusieurs filles bien-aimĂ©es.
Mon propos est on ne peut plus interpellant. Iftah’ et son homologue Agamemnon ont, chacun, cĂ©dĂ© et acceptĂ© de sacrifier leur fille, leur enfant, leur propre chair. Nous entretenir de cette malheureuse fille d’Iftah ‘ doit alarmer nos esprits, nous mettre en garde de tout dĂ©bordement et exacerbation lors des trop plein de guerre ou de paix.
Il faut certes convenir d’un fait indĂ©niable, les sociĂ©tĂ©s patriarcales et leurs mĂ©tastases ont, au fil du temps, considĂ©rĂ© la gente fĂ©minine comme un succĂ©danĂ© de la crĂ©ation masculine, une propriĂ©tĂ© d’objets mallĂ©ables, utilisables et jetables, en clair, sacrifiĂ©s.
Je n’aspire nullement Ă  me laisser enfermer dans ce seul dĂ©bat, je veux pouvoir ouvrir l’horizon des conflits, de leur contenu dynamique au sein de notre Histoire. Le patriarcat, comme modĂšle de tutelle masculine, se conçoit Ă  la croisĂ©e des chemins de la propriĂ©tĂ© privĂ©e, de la guerre et du rapport aux femmes.
Tout demeure intimement lié.
L’histoire de la fille d’Iftah’ nous questionne et nous bouscule : est-il possible de lire un tel texte oĂč le sacrifice de cette jeune fille, encore vierge, peut ĂȘtre tout ou partie du Livre sacrĂ©.
Dans le monde des femmes, des sociĂ©tĂ©s matriarcales, les mĂšres sont honorĂ©es car porteuses et donneuses de vie. Nul enfant de ces mĂšres, jamais, n’auraient pu ĂȘtre offert en sacrifice, et peu importe la raison, aussi sacrĂ©e soit-elle  ! La dimension morale et Ă©thique associe des valeurs fĂ©minines fonciĂšres: l’amour, l’attention, la gĂ©nĂ©rositĂ© entre autres. Elles sont les valeurs les plus Ă©minentes que nous connaissions.
Si Iftah’ avait connu sa mĂšre, aurait-il su mieux apprĂ©cier et honorer sa fille ? Aurait-il appris Ă  ĂȘtre plus doux, Ă  ne point devoir devenir un hors la loi, un hĂ©ros, un guerrier ? Aurait-il jamais sacrifiĂ© sa fille sur l’autel de la guerre ?
Imaginons-la dans un autre temps empli d’amour et de reconnaissance : elle dansait, cheveux au vent, au son des cithares et des tambourins. Les folles farandoles la voyait sautiller Ă  la gloire de la vie encensĂ©e, parents et familles admiraient les sources de jouvence, tous souriaient fiĂšrement. Iftah’ tapait des mains et battait le rythme, le regard repu par tant de bonheur et d’harmonie.
Elles, filles et femmes, louaient, chantaient avec toute la grùce, la beauté et le charme, la joie de vivre !


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