L’homme exprime conjointement une faculté novatrice et une aptitude à tout saboter.

Il apparait indispensable aujourd’hui de bâtir et de préserver un contenu harmonieux entre présence et maitrise de soi. On ne peut ordonner à la nature sans lui obéir. S’il est élémentaire d’identifier le travail comme le moyen de contrôler la nature, quelle est donc la nature de l’homme?

Si notre approche du travail est d’y percevoir le seul profit matériel, alors celui-ci ne sera plus qu’un vulgaire moyen, sans nulle autre option si ce n’est celle de vivre notre existence à essayer d’empocher plus pour acheter davantage, pour posséder plus.

Est-ce que cela mérite un tel tourment ? Gâcher son «être» tout en cherchant son seul «avoir».

 

Dès le premier verset de la Genèse il est dit que D.ieu est le Créateur et que l’homme fut créé à son image. Adam travaille à cultiver son jardin d’Éden bien avant son échec futur.

Il y aurait donc deux sortes de travaux: le travail créateur de D.ieu et le travail fécond de l’homme opposé au travail stérile et servile.

Chez l’Humain ce contraste n’est évident que dans les formes extrêmes, très souvent les deux modèles sont associés.

D.ieu et l’homme sont réunis dans la Creation lorsque le «projet» de l’Éternel trouve en son serviteur un vrai réalisateur.

Rabbi Akiba présente au gouverneur romain un épi de blé et un gâteau: «Voici une œuvre divine et voilà une œuvre humaine, cette dernière n’est-elle pas la plus belle?» dit-il, «Car elle poursuit l’ouvrage, elle est plus raffinée, plus aboutie».

Si l’Humain est l’allié de l’Auteur de la Création, les hommes n’auront d’autre choix que de poursuivre son œuvre. Deux méritent mieux qu’un.

Édifier le Temple, rebâtir Jérusalem sont des ouvrages conjoints, cette œuvre collective sera confrontée aux même épreuves que l’activité privée: la servitude, celle qui affaiblit la fécondité humaine.

L’œuvre collective nécessite le rassemblement d’hommes libres; raison pour laquelle le Talmud explique que si on a besoin de faire appel à un esclave pour compléter le quorum requis à la prière, on doit imiter Rabbi Éliézer qui n’hésita pas à émanciper son esclave à cette occasion et à cette fin.

Au-delà des règles sociales archaïques, l’esclavage est saisi comme une réalité ne devant avoir plus aucun droit au chapitre de l’Histoire humaine.

Dans l’œuvre collective comme dans l’œuvre individuelle, il n’est pas de sot métier et aucun métier n’est insignifiant.

Le travail manuel, quel qu’il soit, est louable.

Nos sages disent: «Une bénédiction ne rayonne que sur le travail des mains de l’homme». Yochanan était savetier; Abba Saül était fossoyeur; Rabbi Hillel était une sorte de manœuvre sans qualification.

Mais tout labeur n’est pas gratifié d’une exemption de peines. Job parle du travail du mercenaire qui attend son salaire; il parle des nuits consacrées à un travail pénible, incompréhensible, sans espoir et sans repos. Job ne comprend pas que même le Juste peut souffrir.

Les tâches bousillées du fainéant, la besogne blasée de l’insolent mènent à la défaite, à l’insuccès, à la dévastation.

Refuser l’épreuve engendre la division, l’approximatif et jette l’anathème sur des hommes démissionnaires, traitres à la Création, ils n’incarnent plus la continuité de l’œuvre divine.

Selon l’éthique d’Israël, les vertus mutuelles des hommes qui travaillent ensemble sont indispensables.

La détresse de Jacob abusé par son beau père, Laban, ne fait que nous instruire à propos d’enseignements réitérés dans la Genèse, dans le Lévitique, dans le Deutéronome, dans les Proverbes.

La Bible possède toute une législation du travail très scrupuleuse sur les droits des travailleurs et sur les droits des esclaves, sans omettre pour autant les devoirs des ouvriers envers leurs patrons.

Il est vrai que parler des droits des esclaves, c’est d’une certaine manière accepter qu’il y ait des esclaves. Affirmation totalement indécente pour nos contemporains, mais tout bien considéré en observant le présent de plus prés, voila une civilisation qui accepte les camps de concentration, qui accepte le colonialisme, qui accepte le prolétariat, en clair, nous ne valons guère mieux.

Il y a autant d’hommes qui construisent des maisons pour que d’autres y demeurent, d’hommes qui ensemencent des terres pour que d’autres en dégustent le fruit, d’hommes qui ont froid et faim et d’hommes qui exploitent les autres.

Il y a autant de Job qui œuvrent la nuit et qui ne peuvent se reposer le jour.

La question des droits des esclaves reste une interrogation tout à fait contemporaine.

Les textes bibliques, si on les analyse mieux, démontrent qu’une morale débridée dépasse la morale sociale, que tout vise, dans l’essentiel de l’âme des textes, à une abolition de l’esclavage. Ces textes nous passionnent encore dans la mesure où, ayant aboli l’esclavage en droit, nous sommes très loin de l’avoir aboli en fait.

Il est indiscutable que dans l’exercice de sa profession, le travailleur soit exposé à des insatisfactions où, dans l’effervescence de sa vie, il galvaude ses buts véritables. Or la «turbulence» humaine est puérile, nous disent le Psalmiste (127) et l’Ecclésiaste. Nous brulons de fièvre, comme l’homme illégitime à qui il est dit dans Ézéchiel (28, 18) : «J’ai fait sortir du milieu de toi un feu qui t’a consumé».

Quand les temps seront venus le salaire sera équitable! (Zacharie).

 

Que faisons-nous en attendant?

 

Nous édifions présomptueusement des tours jusqu’aux cieux, voulant ainsi gratter ou chatouiller le ciel et nous ne savons toujours pas comment vivre ensemble.

D.ieu nous insuffla un savoir afin de lui construire un Temple, nous l’avons utilisé … mais pour faire un veau d’or, à l’heure de fièvre, le terme de délire fébrile serait plus caractéristique.

Le bâton magique fuit son détenteur et l’emporte dans une danse infernale.

Nul n’a la patience d’attendre le retour de Moïse, alors on se crée des idoles parce qu’il nous faut croire en quelque chose et tant pis pour la Vérité.

Face aux conditions dramatiques de l’Humanité, coexiste le drame de chaque individu.

Le roi David, lui-même, ne pourra point bâtir la maison de l’Éternel car il a versé le sang. D’aucun ne peut s’enorgueillir de ses aptitudes, nul ne peut se plaindre de ses difficultés objectives, car ce qui compte c’est le sens général que l’on donne à sa vie.

L’Éternel nous a sorti de l’esclavage en Égypte, encore fallait-il cheminer dans la bonne direction, dans le droit chemin. Face à l’oppression on a toujours la possibilité de lutter, on peut agir comme Néhémie, qui réunit le peuple et reconstruit Jérusalem, ménageant une main pour bâtir et une autre pour se battre. Pharaon tente de contrecarrer les desseins de Moïse et Aaron quand ces derniers rassemblent et délivrent les Hébreux. Mais Pharaon est vaincu.

Face à l’oppression du dehors, l’homme parait toujours capable d’opposition.

Le péril le plus sournois est ailleurs, c’est en nous-même que nous charrions notre asservissement.

Il faut que le maitre affranchisse son esclave la 6eme année mais s’il refuse d’assumer sa liberté, il aura l’oreille percée sur le pas de la porte.

Le Talmud (Kidouchin, 22a) indique que si c’est l’oreille qui est percée, c’est parce que l’oreille sert à entendre les lois; sur le pas de la porte, car c’est par là qu’est passé l’Éternel lorsqu’il ordonna à Israël de ne servir d’autre D.ieu que Lui.

Ce passage raconte le trouble de celui qui n’a plus de maître: contre qui batailler et devant qui se courber dans la mesure où il demeure prisonnier de lui-même, autre maître de chair, indigne de son effort.

 

D.ieu invite l’homme à la mission fondamentale de son existence, celle-ci à tous les niveaux restera sans échappatoire, sans aucune excuse.

 

C’est pourtant ici que l’exigence du travailleur se génère, abîmé dans son for intérieur et non pas seulement par sa condition physique. Toute la peine qu’il dispense dans sa bataille pour une place plus équitable restera vide de sens. Sans une prise de conscience de ses maillons intérieurs et de ce que sa dignité d’homme exige de lui, aucun devenir possible.

 

L’œuvre humaine est d’abord à l’image de l’œuvre divine, l’œuvre humaine perpétue la Création, détermine la présence de l’Éternel.

 

Noé construira l’Arche pour permettre l’Alliance, on édifia le Sanctuaire pour permettre à D.ieu de résider parmi nous, mais l’œuvre humaine reste délicate, l’homme peut aussi démolir. L’homme finit dans tous les traquenards: celui de la rivalité entre la vie et la matière; celui du déclin dans une pensée dissociée de la vie et celui du déclin dans l’action dissociée de la pensée, ceux de l’asservissement enduré et de la coercition imposée, où l’on ne sait être que maitre ou serviteur.

L’homme poursuit aveuglément les faux prophètes, à la suite de Hanania désirant se débarrasser d’un joug qui n’était que de bois, il se retrouve écrasé sous un autre joug, mais de fer cette fois à la suite de Charles Taylor, puritain égaré qui fonde une quasi-religion de l’organisation dite scientifique du travail.

 

Nous savons pourtant pertinemment ce que nous avons à faire, il subsiste un «plan» de D.ieu qui est antérieur à toute Création, et, si nous souffrons de ne pas connaitre ce programme, du moins connaissons-nous la voie d’accès. «Il y a un temps pour déchirer et un temps pour coudre» dit l’Ecclésiaste; «Il a fait toute chose excellente à son heure; Il a mis aussi dans le cœur de l’homme le sens de la durée, sans quoi celui-ci ne saisirait point l’œuvre accomplie par D.ieu du commencement à la fin». C’est l’âme, et non pas la science, qui nous renseigne sur ce qu’il faut faire et quand faut il le faire.

 

Les pratiques modernes du travail n’ont rien changé aux problèmes qui se posent dans les mêmes termes depuis les temps bibliques.

Le travail s’achèvera soit dans la folie et la ruine, soit dans le salut et la quiétude, selon que l’âme l’aura abandonné ou l’aura vivifié.

Le repos auquel aspire l’homme est à l’image du repos de D.ieu, le septième jour est le repos de l’Éternel, tout comme Sion est le repos de l’Éternel. C’est la double consécration du temps et de l’espace.

 

Notre cœur fonctionne par systoles et diastoles, par contractions et repos, alternés, mais indissociables; l’une ne vaut pas plus que l’autre, les deux sont indispensables.

De même le travail et le repos n’ont aucun sens si on les oppose. Il ne suffit même pas de dire qu’ils se complètent, ils ne sont qu’un seul et même mouvement.

L’homme qui honore l’Éternel l’honore dans le travail de ses mains, exactement comme il l’honore au jour du Shabbat.

 

L’exigence qui nous incite à quérir un travail et à travailler n’est elle pas bien plus qu’économique ?

C’est la satisfaction entière d’une existence que nous recherchons. Elle ne se trouve pas uniquement dans le monde du loisir et du plaisir, Elle se réalise également dans l’activité de l’homme car chacun de nous ambitionne un travail qui puisse devenir sa propre œuvre.

Travailler c’est aussi s’accomplir, nous tentons inlassablement d’y rencontrer le réel bonheur, un bien être, une reconnaissance sociale, nous voulons trouver dans le travail la preuve du sens à donner à notre vie.

Chacun œuvre pour l’estime de soi, chacun besogne pour lui même.

Essentiellement, et même si cette notion n’est pas très précise, nous ne travaillons pas pour avoir, mais surtout pour être et nous sentir être plus encore.

C’est la raison pour laquelle le travail peut alimenter notre joie.

 

Il ne s’agit donc pas seulement de chercher à gagner sa vie tout en la perdant, ce que font hélas la plupart des gens, en ne voyant de justification du travail qu’économique.

De préférence, il s’agit de gagner sa vie, tout en gagnant la Vie. Le travail, comme tout autre exercice, est une forme de développement de la conscience, une satisfaction et saisie de soi.

Le repos pour le repos ne vaut pas davantage que le travail pour le travail. C’est dans leur alternance subordonnée à une Création continue en laquelle l’homme s’accomplit en accomplissant l’œuvre divine que se trouve le salut. C’est dans la ligne d’un accomplissement

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