Pour quelles raisons Bilha et Zilpa sont-elles exclues du panthéon des mères d’Israël ?
La chanson « Ehad mi yodea ? » imprègne la conscience collective d’une allégation abusée : l’Histoire des Hébreux compterait quatre mères et nulles autres.
Par contre, le texte Biblique et nos sages, dans le Talmud, introduisent et se souviennent de Bilha et de Zilpa comme deux de nos mères.
Alors pourquoi les avoir mis au rencard ?
Quel message pertinent pour notre époque peut être entendu ici ?

Elles pourraient certainement faire la une de la Journée internationale de la femme !
Quatre mères sont entrées au Panthéon « juif » : Sarah, Rivka, Rachel et Léah. Ces personnages bibliques du Livre de la Genèse, saturé de leurs histoires, intrigantes, leurs amours, leurs haines et leur mort, seraient étonnamment devenus les seules matriarches de la nation. Leurs époux furent les célèbres patriarches Avraham, Itshaq et Yaacov.
Concentrons-nous, plus spécifiquement, sur la vie de Rachel et Leah, épouses de Yaacov, deux autres personnages vont pourtant jouer un second rôle, mais non des moindres, important. Ces deux femmes, appartenant à la famille du patriarche, Bilha et Zilpa, donneront naissance à quatre autres enfants, ces derniers devenant partie intégrante des douze Tribus d’Israël.

Malgré cela, elles furent exclues du panthéon des mères de la nation !
Selon le Tanach’, à l’occasion du mariage de Rachel, Bilha rejoint la famille de Yaacov comme « présent » de Laban, le père fallacieux de Rachel et Léah.
Suite aux nombreuses tentatives avortées de tomber enceinte, la dulcinée comprend son infertilité et décide alors d’utiliser sa servante comme mère porteuse des enfants de son époux. Selon elle, ceux-ci seront considérés comme ses propres enfants. Ainsi Bilha donnera-t-elle naissance à deux beaux garçons, Dan et Naphtali. Plus tard, dans le livre, on la retrouvera dans un tout autre contexte où, juste après la mort de Rachel, Reouven, le fils aîné de Yaacov, aura des relations sexuelles (forcées ou non) avec elle.

L’histoire de Zilpa est assez similaire. Lavan l’offre à sa fille Léah lors de son mariage avec le sieur Yaacov. Celle-ci, comme sa sœur, la cédera à son bien-aimé. Il nous faut préciser ici : Leah n’était nullement stérile, elle avait donné naissance, auparavant, à l’ainé des tribus. Zilpa donnera naissance, elle aussi, à deux beaux garçons : Gad et Asher.
Il est important de savoir que l’image des quatre mères a pris racine dans un chant populaire célèbre entonné chaque année lors du « seder de Pessah ». On voit que cette image a été amputée de Bilha et Zilpa.
La chanson a remplacé la tradition talmudique et la vérité biblique, elle est devenue une tradition tronquée en soi.

« Bilha et Zilpa ont été exclues car leur rôle dans la Bible se résume au fonctionnel et a l’utilitarisme, des « utérus en service », sans aucune personnalité revendiquée dans la Bible elle-même » écrit la romancière Yochi Brandes (fille de Rabbi Its’hak Yaakov Rabinowitz, le Admour de Biala-Ramat Aharon).

Rachel et Leah sont des personnages importants, mais Bilha et Zilpa ne sont pas humainement considérées, elles représentent plutôt un dédommagement par défaut, un « utérus à louer ». Si cela ne suffisait pas, Reouven, l’ainé des enfants de Yaacov, utilisera même Bilha comme objet sexuel. Leur histoire est un cas extrême de disparités de classes, et selon la conception patriarcale d’antan, la femme servait essentiellement à la reproduction de l’espèce : sa fertilité, sa beauté et son silence étaient, et seront, pour longtemps, ses lettres de noblesse.

Nombre de personnes insatisfaites par cet état de fait ont commencé, depuis plusieurs années, à joindre les noms de Bilha et Zilpa au livre de ‘prières’. Le fait de voir deux de nos mères non mentionnées, censurées, nous est insupportable ! Les temps ont changé. Désormais, si le monde prône l’égalité des sexes, la parité des genres, nous devrions, et devons, mentionner toutes nos mères sans exception aucune.
Je me suis demandé pourquoi en avait-il pu être ainsi ?

J’ai réalisé que c’était sûrement lié à leur statut de servantes, en clair, un rapport de classe sociale sans lutte.
Je les vois comme un symbole pour les femmes en général, celles que beaucoup refusent de voir encore. Elles ne purent même pas nommer leurs propres enfants, ce droit si fondamental leur fut refusé. Elles demeurèrent, très certainement, avec un ressenti douloureux, celui d’une maternité dérobée.
Ma préoccupation pour Bilha et Zilpa m’a conduit à réfléchir aux femmes d’aujourd’hui, celles de notre réalité moderne, elles se ressemblent tant et n’ont pris aucunes rides. Leurs semblables peuvent être des femmes prostituées, des mères porteuses, des « utérus alloués », des travailleuses de force, des promotions canapé… Ce sont toutes sortes de femmes devenues les objets de leur propre histoire, elles ne peuvent imaginer pouvoir redevenir les sujets d’elles-mêmes.

À mon avis, Bilha et Zilpa entrent au panthéon de l’Humanité comme archétype de toutes les femmes, ces choses de la société ! Salaire inégal, misogynie institutionnelle, nécessairement le domaine sexuel et plus encore si affinité… C’est pourquoi je les mentionne, ici et maintenant, pour me souvenir, ne pas les oublier, pas seulement moi mais tous les autres, aussi.

C’est intéressant, peu importe la période et le modèle sociétal, entre l’époque de la Bible et aujourd’hui, les besoins fondamentaux n’ont pas changé, exposés sous une autre forme simplement. Mais ce qui reste choquant dans l’histoire biblique, c’est l’utilisation d’êtres humains.
Il y a un réel manque d’identité pour elles et cela nous donne envie de réclamer leur droit et d’être là pour ces femmes qui se taisaient alors et pour ces femmes qui se taisent aujourd’hui, parmi nous, dans notre société. Leurs personnages peuvent nous apprendre, ô combien, quand une personne est privée de sa propre liberté, quand elle n’a pas droit à l’égalité, elle se retrouve en dépendance, entre les mains des autres, son destin ne lui appartenant plus.

Si je fus choqué de voir Bilha et Zilpa vivre dans une société primitive, comment ne pas l’être à présent ? Nous vivons tous dans cette même sorte de société, en particulier autour de cette question cardinale contemporaine, une maternité de substitution. Dans la Bible, on ne demanda pas à nos deux mères si elles voulaient devenir des mères porteuses, et aujourd’hui, même s’il n’est pas possible de forcer une femme à être porteuse, elles le furent certes, longtemps.

L’arrivée de femmes au pouvoir permettra-t-elle de mieux prendre en considération leur vécu ?
Or, la commercialisation du ventre des femmes arrive comme un test :
Vont-elles appuyer la défense de la dignité de la vie humaine ou voteront elles en faveur du marché qui considère que les femmes sont une source de matière première et de profits pour une industrie en plein essor ?
L’industrie de la grossesse pour autrui est très lucrative : ils sont nombreux à tirer profit du désir d’enfant des uns et de l’insécurité financière des femmes.
En tant que femmes, seront-elles prêtes à défendre leur identité ?
Payées pour enfanter pour autrui… S’agit-il de l’émancipation de la femme ?
Ou, au contraire, d’une preuve de la domination perpétuelle exercée sur elle ?

Constamment exploité pour des raisons économiques, soumis aux lois du marché, le corps de la femme n’est-il plus qu’un vulgaire bien matériel ?
Force est de constater que les femmes sont encore une fois les premières requises sur ce marché du nouvel ordre sexuel, non seulement en tant que productrices de plaisir mais aussi, reproductrices, incitées à proposer leur utérus aux plus offrants des individus, des couples stériles ou homosexuels, en mal de fabrication d’enfants.

Le libéralisme économique est devenu à ce point prégnant sur nos vies qu’aucun aspect de notre humaine condition n’échappe désormais à la violence de son emprise marchande. C’est ainsi que ce qui pourtant devrait être un bien inaliénable, notre corps en général et notre sexualité en particulier, sont pris dans ce mouvement général de marchandisation de l’intime.