Dans les milles façons de s’exprimer, de raconter l’unité, il y a celle qui hasarde le jeu de la différence et qui décide que dans cette totalité, tout sert à l’unité, rien ne peut être en dehors d’elle. Elle est la voix qui dit d’ouvrir les bras et le cœur et de prendre tout en soi, de prendre tout, celle de l’acceptation. Le Oui intégral à la Vie, à la vie qui est précisément le jeu de l’unité dans la multiplicité. Ce que nous avons besoin de redécouvrir encore et encore, ce n’est pas tant de reconnaître par la pensée que l’autre est autre et tout autre, que d’aller trouver l’autre en soi-même. Visitez les demeures des autres qui sont en vous, allez rencontrer les autres qui sont en vous.  Faites l’exercice de retrouver en vous – par le sentiment le plus profond – la présence de l’autre.

Toute autre est la haine gratuite. Rabbi Naphtali Tzvi Yehouda Berlin estime que la haine gratuite est l’excrétion de personnes différentes de soi ou appartenant à un autre courant de pensée que le sien.

A l’époque du Second Temple, cette haine, injustement cristallisée par des hommes de loi et de foi, était au nom de cette loi et de cette foi. Dès que l’on se réclame d’une quelconque cause, on fait tout pour la justifier et la travestir d’une reconnaissance éminente. « L’enfer est pavé de bonnes intentions », dit le proverbe. Cette haine avait donc des fondements idéalistes, Il y avait bel et bien des Justes et des sages mais, ceux là, n’avaient nul égard envers autrui.

Le sentiment religieux, la foi des individus et des groupes humains révèlent toujours des aspirations éthiques et sociales plus ou moins universelles : non-violence, sécurité, bonheur, salut post-mortem, soumission à un ordre juste, autonomie etc… Or ces espoirs ne sont pas fatalement conciliables et cette incompatibilité vécue exige toujours réflexion, compromis et implique conflit et dialogue avec soi et les autres. Toute religion, comme machine de pouvoir, doit donc s’adapter à l’évolution des sociétés pour en contrôler le cours et ce afin de préserver son savoir auprès des consciences.

Elle doit pour ce faire interpréter et ouvrir le contenu sacré qui la fonde idéologiquement à la discussion rationnelle à un effort de réinterprétation en son sein. Le fanatisme est pour elle à terme un danger mortel. Si donc tout fanatisme est religieux, y compris les fanatismes prétendument athées dès lors qu’ils se réclament de dogmes salvateurs irrationnels indiscutables, toute religion n’est pas toujours fanatique, mais elle a tendance à le devenir dans un contexte où son autorité est compromise et/ou elle ne peut répondre aux évolutions culturelles et économiques des sociétés sur lesquelles elle prétend exercer son autorité spirituelle. Le recul du fanatisme religieux signifie soit le recul du religieux dans la vie politique et sociale et sa mise à l’écart dans la vie privée (situation actuelle), soit sa capacité à prendre en main le changement qui s’annonce en se corrigeant dans un sens favorable aux aspirations nouvelles qu’il met en œuvre.

Mais une religion de la liberté de pensée sans rivage transcendant, ni contrôle des consciences est logiquement absurde. Donc toute religion est travaillée de l’intérieur entre l’exigence de soumission à l’autorité divine et cléricale et la nécessité d’une évolution libératrice. Refuser cette contradiction est donc objectivement pour elle un signe de faiblesse mortelle ; elle cherche alors, dans le pire des cas, à le refouler dans l’extrême violence paranoïaque compensatrice et narcissiquement enivrante contre la réalité humaine et les aspirations des sociétés au changement et des individus à une plus grande autonomie.

A notre époque, nous semblons avoir fait de très net progrès en matière d’histoire générale : Dieu soit loué, il n’existe pas de guerre civile entre Juifs, même si de sérieuses différences d’opinion continuent de partager notre société.

On classe ainsi trois mouvements primordiaux au sein du peuple juif : les religieux, les nationalistes et les séculiers. Le mouvement religieux reste soucieux de la seule étude de la Torah utilitaire. Le mouvement nationaliste s’assure d’un sérieux essentiel à restituer la souveraineté juive sur cette terre. Quant au courant humaniste ou laïque, il cède la primauté aux valeurs humaines, ainsi qu’aux idéaux de la culture et de la moralité, sans tenir compte des préceptes religieux, ni même parfois du nationalisme juif. Ces trois courants possèdent tous une portion de vérité, mais chacun d’eux croit détenir l’authenticité unique. Chaque mouvement tente donc parfois prestement, de persuader l’autre du bien-fondé de ses opinions au lieu de s’imprégner des principes positifs de l’autre.

Malheureusement, des relents de cette inimitié arbitraire envers ceux qui sont différents de nous subsistent encore. Nul n’est parfait, nous avons tout un chacun la responsabilité d’examiner les tares qui sont en nous, de les fustiger et d’y remédier, tout en révélant et en appréhendons les qualités que possèdent autrui. C’est le cas au niveau individuel et également sur le plan collectif : les nationalistes doivent comprendre le rôle essentiel des lois Toraniques et les religieux doivent admettre l’importance de l’État.

Le Rav Kook estimait qu’aucune collectivité à l’intérieur du peuple juif ne pouvait être parfaite, c’est pourquoi il ne se réclamait d’aucun courant spécifique. Il appartenait à tous les courants et tendances du peuple juif. Nous aussi, nous devrions pouvoir nous reconnaître au travers tout ce qui est positif dans tout mouvement, quel qu’il soit, au sein de notre société. Ce qui fut détruit par haine gratuite ne sera reconstruit que par un amour gratuit.

Erich Fromm en était convaincu : « L’amour n’est pas un sentiment à la portée de n’importe qui ». Rompant avec la vision romantique des philosophes du XIXe siècle – qui concevaient l’amour comme un affect passif, au sens où il s’emparait du sujet sans prévenir et prenait possession de lui –, le psychanalyste estimait que l’amour était une « activité ». Il était « un “prendre part à” et non un “se laisser prendre », écrivait-il. Quiconque aspirait à connaître l’amour se devait dès lors de le considérer comme un art. Plus question de s’en remettre au hasard en espérant être touché par les flèches de Cupidon. Il fallait au contraire, en adoptant une démarche volontariste, apprendre à aimer. Le désarroi face à l’amour est resté le même. Loin de prétendre donner des recettes miracles, il entendait plutôt signaler les écueils à éviter et suggérer des voies pour accéder à une forme d’union épanouissante, harmonieuse et durable. Pour passer maître dans l’art d’aimer, il faut « procéder de la même manière que pour apprendre n’importe quel autre art, à savoir la musique, la peinture, la charpenterie ou l’art de la médecine ». C’est-à-dire commencer par acquérir un ensemble de connaissances théoriques, puis s’attacher avec assiduité à les mettre en pratique.

Ce n’est qu’après, dans la connaissance de l’autre, que l’on peut accéder à l’amour, « qui consiste essentiellement à donner, non à recevoir ». Fromm insiste à juste titre sur l’importance de surmonter notre narcissisme et notre besoin de dépendance pour accéder à un véritable échange. L’une des clés du succès en Amour est incontestablement d’admettre que l’être idéal (le « bon objet ») n’existe pas, d’apprendre à composer avec ses imperfections et à travailler sur les nôtres. « Se tenir » en amour, c’est faire inlassablement ce travail.