Parashat « Aazinou » – Ecoutez!
Il y a quelque chose de très humain dans la personnalité de notre ancêtre Moshé, assis sur la montagne, observant le désir inassouvi de sa vie.
Mais il ne ressent pas exactement une déception.
Il prend conscience, à ce moment-là.
Il comprend que l’Œuvre de sa vie s’achèvera un jour, elle se poursuivra et s’accomplira tout simplement… sans lui.
De nombreux dirigeants, maîtres et militants seront amenés, consciemment ou bien malgré eux, à accepter cette évidence de l’histoire. Il nous faut être lucide!
Le guide Moshe enseigna au peuple tout du long de ce périple vers la liberté, il voulait néanmoins s’assurer de laisser derrière lui un héritage pour les générations à venir. Le Livre de Devarim est en grande partie ce patrimoine, et le chant de « Aazinou» en est son épilogue lyrique, suivi d’une seule brève bénédiction et de sa mort sur la montagne.
Moshe est en quête de sérénité et d’harmonie. Il revient sur sa vie et se souvient des luttes intestines, des combats contre l’ennemi, des tables de la Loi, brisées, des errances dans le désert. Il scruta la Terre Promise, où il savait ne jamais rentrer. Le passé ne lui apportait pas de réconfort, l’avenir ne lui donnait guère d’espoir.
Alors il se tournera vers l’axe vertical et demandera un soutien:
« Écoutez, Cieux, je vais parler; et que la terre entende les paroles de ma bouche.» (Devarim 22, 1).
La nature est la seule constante irrévocable dans la vie d’un vieil homme au seuil de son existence, à deux pas de mourir. Pour la première fois, le chef, dont le règne touche à sa fin, ne sait pas ce qui pourrait advenir le lendemain. Les éléments naturels ont une permanence rassurante, ils se renouvellent mais ne disparaissent point, ils évoluent d’une manière connue et mesurée. Moshe sait n’être qu’un humain, les gens écoutent sa poésie mais sont aussi perturbés par une âme soudainement impétueuse et instable.
Dans le Midrash Sifrei sur Devarim, Dieu utilise l’invariabilité de la nature pour convaincre les gens d’être obéissants :
« Dieu dit à Moïse: Dis à Israël, regardez les cieux et la terre que j’ai créés pour votre usage, de peur qu’ils ne changent leur mouvement? N’est-ce pas un soleil qui se lève à l’est et illumine le monde entier? Regardez la terre que j’ai créée à votre usage, a-t-elle changé de taille? Avez-vous semé et rien n’aurait poussé? Avez-vous semé du blé et de l’orge aurait poussé? »
Le ciel et la terre ne changent guère d’aspect, dit Dieu, même s’ils savent qu’ils ne recevront ni récompense ni punition. Alors que vous, à qui l’on promet une récompense pour bonne conduite et une punition pour mauvaise conduite, vous réformez chaque jour vos manières d’être.
Et pourtant, le chant de « Aazinou » est une sorte de prophétie réconfortante.
Moshe fait une promesse au peuple, malgré son inconstance et son inconsistance si humaine, malgré sa trahison et l’alliance fracturée, malgré son corps repu et satisfait:
« Yechouroun, engraissé, regimbe; tu étais trop gras, trop replet, trop bien nourri et il abandonne le Dieu qui l’a créé, et il méprise son rocher tutélaire! » (V. 15)
Bien que Dieu s’irrite contre lui:
« A cette vue, le Seigneur s’est indigné; ainsi outragé par ses fils, par ses filles.» (V. 19).
Et malgré sa menace de se retirer de l’alliance:
« Il a dit: Je veux leur dérober ma face, je verrai ce que sera leur avenir; car c’est une race aux voies obliques, des enfants sans loyauté. » (V. 20) –
Nonobstant tout cela, Dieu n’abandonnera pas son peuple, au moment du dénouement il assurera sa protection et sa sécurité face aux nations:
« Oui, l’Éternel prendra parti pour son peuple, pour ses serviteurs il redeviendra propice, lorsqu’il les verra à bout de forces, sans appui et sans ressources. » (V. 36).
Un tel cantique de consolation est tout à fait approprié pour ces journées d’introspection individuelle et nationale, en lisant cette Parasha le peuple se réconforte et espère un verdict clément, un futur définitivement scellé dans le « livre de la vie ».
Le cantique « Aazinou » n’épargne nullement le peuple, les critiques sont sévères, les menaces, comme les défis à venir, sont son challenge, mais tout se conclue sur un ton doucereux, confiant et plein de compassion,
«Nations, félicitez Son peuple, car Dieu venge le sang de ses Serviteurs; il exerce sa vindicte sur ses ennemis, réhabilite et Sa terre et Son peuple!» (V. 43).
Le leadership de Moshe offre l’espoir du devenir et montre la voie à suivre vers ces lendemains enchantés, il est celui qui octroie un véritable héritage aux générations futures.
Le chant « Aazinou » est une sorte de prophétie lénifiante.
Martin Luther King, dans son dernier discours prophétique, se compara à Moshe debout sur le mont Nébo et observant la Terre promise :
« Dieu », dit Martin Luther King, « m’a permis de grimper au sommet de la montagne. Et j’ai regardé au-delà, et j’ai vu la Terre Promise. Je n’y arriverai peut-être pas avec vous, mais je veux que vous sachiez ce soir que nous atteindrons la Terre Promise. »
La poétesse hébraïque bien-aimée Rachel Bluwstein (1890-1931) souffrait de tuberculose et forcée d’abandonner son rêve de construire le kibboutz Degania, elle déménagera à Tel Aviv où elle succombera finalement à sa maladie.
Rachel déprime la conscience du « Nevo » du sommet de l’activisme et du leadership dans son poème « Mineged », elle y invoque la fin émouvante et tragique des derniers chapitres de la Torah quand Moshé est chargé par Dieu de monter au sommet du mont Nevo et de contempler la vaste terre d’Israël qu’il n’atteindra jamais.
«Monte sur cette cime des Avarîm, sur le mont Nébo, situé dans le pays de Moab en face de Jéricho, et contemple le pays de Canaan, que je donne aux enfants d’Israël en propriété» (Devarim 32, 49).
Dans son poème, se tenir debout sur le mont Nevo devient un symbole de ses propres aspirations insatisfaites et une métaphore de l’essentielle expérience humaine, celle du deuil et des projets brisés.
Rachel fait référence aux mêmes ailes mentionnées dans le poème de Moshe, mais pour elle, ces ailes n’apportent ni aide ni espoir.
« Ainsi l’aigle veille sur son nid, plane sur ses jeunes aiglons, déploie ses ailes pour les recueillir, les porte sur ses pennes robustes. » (Devarim 32, 11)
Elle se tient sur un rivage, seule et désespérée. Moshe et Rachel pleurent l’avenir qu’ils ne connaîtront jamais: Rachel ne reviendra jamais à Degania et jamais ne verra le Kinneret (lac de Tibériade) qu’elle aime tant. Moshe ne traversera point le Jourdain et n’entra jamais en terre promise. Tous deux subissent une défaite malheureuse et contraignante.
Lisons le poème de Rachel:
« Le cœur à l’écoute. L’oreille attentive:
Vient-il? Viendra-t-il ?
Dans chaque espoir
Il y a la tristesse de Nevo.
Face à face – les deux bords
D’un ruisseau.
Rocher du destin:
Éloignés a jamais.
Étends tes ailes. Regarde au loin
Là-bas – nul ne vient,
Un homme et son Nevo
Sur l’étendue terrestre. »
En lisant ce poème, cette année, je ne peux m’empêcher de penser à la situation dramatique qui nous pèse aujourd’hui: vivre pendant une pandémie, subir les effets secondaires du Corona virus pour les vaccinés et primaires pour les non vaccinés.
Nous en sommes tous au même point, chargés de nostalgie pour la vie que nous menions auparavant.
Contempler les vies que nous avons dû abandonner est notre Nevo.
Si nous avons compromis les existences que nous menions, notre avenir est, en ce moment, inconcevable.
Il existe un énorme fossé entre nos quotidiens d’antan et ceux que nous habitons actuellement. Alors que nous sommes au tout début de l’année scolaire, au temps des fêtes de Tichri, nous voilà bien obligés de montrer patte blanche en tout lieu et place où nous désirons nous rendre.
Nous scrutons un futur qui recèle nombres de secrets et surprises, que deviendrons-nous?
Prendre conscience que l’œuvre de notre vie ne s’achèvera point de nos jours mais le sera certainement un jour est une expérience humaine fondamentale, écrit Rachel.
Lorsqu’elle utilise le mot « rocher », réitéré neuf fois dans le cantique « Aazinou », elle glousse devant la confiance aveugle de Moshe en Dieu et dit une chose subversive :
Sa confiance, a elle, réside dans cette inéluctable triste fin humaine, dans ce moment où la « rupture » devient définitive.
Chaque homme a sa propre prophétie, écrit-elle:
« Étends tes ailes. Regarde au loin. Là-bas – nul ne vient.
Un homme et son Nevo. Sur l’étendue terrestre.»
Ces mots sont gravés sur sa tombe et nous rappellent que:
« Il ne t’incombe pas de terminer l’ouvrage mais tu n’es pas non plus homme libre pour t’en décharger. » (Pirkei Avot: 2,16)