C’est une idée courageuse que développe la Kabbale de Louria (écrite à Safed) et que reprend, dans un merveilleux texte, le professeur et Rav André Neher « zal », l’un des plus grand penseurs du Judaïsme contemporain : «L’Alliance enseigne que l’Histoire se fait par l’association simultanée et incassable de deux êtres engagés en elle : le Créateur et la Créature, D.ieu et l’Homme. Ce n’est que par la coopération de D.ieu et de l’Homme que l’Histoire naît et avance dans ses dimensions concrètes et éthiques et méta-éthiques, physiques et métaphysiques. Coopération – et c’est là le plus important et le plus méconnu de l’Alliance – qui limite simultanément le pouvoir de l’Homme et le pouvoir de D.ieu.
Que le pouvoir de l’homme soit limité, cela est naturel et résulte de sa condition de créature. Mais la notion de limitation du pouvoir de D.ieu met en cause la conception banale, et acceptée à la légère par presque tous les hommes religieux, de la Toute-puissance divine. Or, D.ieu n’est pas le Tout-Puissant, comme le suggère la terminologie superficielle et vulgaire. D.ieu est l’être qui accepte de limiter son pouvoir.»
La liberté de l’Homme dépasse l’omniscience de D.ieu ?!
Cela revient à sous-entendre que même D.ieu ne peut connaître et augurer les préférences et les conclusions des hommes.
Ainsi, en concevant une créature libre de ses arbitrages, non seulement D.ieu décide de se restreindre mais qui plus est, il permet à l’Histoire de se débuter au sein d’un prisme d’incertitude et d’équivoque.
André Neher renoue avec cette idée lorsqu’il écrit : «En créant l’homme libre, en conférant le libre arbitre à l’une de ses créatures, à l’homme, D.ieu a introduit dans l’univers un facteur radical d’incertitude, qu’aucune sagesse divine ou divinatoire, qu’aucune mathématique, qu’aucune programmation, qu’aucune prière non plus ne peuvent ni prévoir, ni prévenir, ni intégrer dans une perspective préétablie. L’Homme libre, associé à D.ieu, c’est l’improvisation faite Histoire.»
L’homme est dorénavant compromis dans ce projet divin, c’est bien ce que cette exégèse biblique veut nous faire entendre: Rabbi Akiva est interrogé par l’empereur romain qui lui demande pourquoi, si le D.ieu des Juifs est un D.ieu de justice qui soutient les pauvres, n’aide-t-il pas lui-même les pauvres. Ce à quoi Rabbi Akiva répond en affirmant que «D.ieu ne le fait pas lui-même afin que nous, les hommes, puissions échapper à la damnation en le faisant nous-mêmes». Le concept de «responsabilité» implique l’homme libre vers les besoins de son prochain auxquels il se doit de subvenir, nul ne peut le remplacer car ainsi l’a voulu la Divine Providence.
Cette notion est décrite dans le chapitre quatre de la Genèse, dans l’épisode du meurtre, où Caïn tue son frère Abel. Après que Caïn ait porté la main sur son frère et répandu son sang sur la terre, D.ieu s’adresse à lui et lui dit, «La voix des sangs de ton frère crie vers moi, qu’as-tu fait ?» Et Caïn de répondre, en cherchant à se dégager de sa responsabilité, «Suis-je le gardien de mon frère ?». Voudrait-il nous faire comprendre que seul D.ieu serait le garant de Ses créatures, ce serait Lui le gardien de l’autre, du frère ? Pourquoi devrions-nous rendre compte de nos actes ? Les sages d’Israël expliquent ce drame et affirment que Caïn est bel et bien coupable, fautif de ne pas avoir joué sa carte maitresse, celle qui lui donnait le droit de faire le bon choix.
Le regard divin fut forcé de visionner, avec effroi et certainement déception, la première séquence d’une histoire humaine décevante.
Condamnés à agir dans l’Histoire sans pouvoir nous reposer sur la connaissance ou l’anticipation d’un futur qui, de fait, n’existe pas et reste donc indéterminé. La compréhension de l’Histoire, aussi estimable soit-elle, ne nous décharge nullement des choix, et ceux-ci seront toujours au conditionnel, même s’ils sont instruits par le jugement des meilleurs historiens.
La connaissance scientifique autorise la prévision de certains faits, de temps à autre elle prédit, elle prévient parfois les pires drames, mais jamais elle ne peut présumer des lendemains dans leur ensemble. Nous n’avons d’autre choix que d’accepter une existence incertaine et irrésolue pour ceux qui, parmi nous, décideraient de quitter le navire. C’est la bonne et mauvaise nouvelle à la fois: bonne nouvelle, car notre libre-arbitre a malgré tout sa place dans un monde que l’on a cru un moment fatalement déterminé, mauvaise nouvelle, car du coup, les appuis nous manquent et nous devons avant tout prendre confiance en nous-mêmes. Nous ne pouvons pas nous libérer de notre responsabilité sur un D.ieu paternaliste et providentiel, ni compter sur les voies toutes tracées du destin. Il n’y a pas non plus de fatalité qui tienne dans un univers en perpétuelle auto-transformation, qui ne se contente pas de perpétuer de l’ancien, mais qui aussi à chaque instant engendre le nouveau.
Ce qui est réel, c’est le lien qui nous unit à toutes choses. Ce qui est fictif, c’est la croyance que nous pouvons mener notre propre liberté de notre côté, sans avoir de compte à rendre à personne. L’homme libre, l’homme qui a reconnu en toute conscience l’envergure de sa liberté reconnaît immédiatement la voix de sa Nécessité intérieure et, simultanément, il perçoit le lien intime qui l’unit avec tout ce qui vit et avec Celui qui créa